Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial Grant Morrison
Les deux derniers albums de Grant Morrison parus chez Panini Comics valent le détour et raviront celles et ceux qui comme moi adorent cet auteur. Ce ne sont certes pas ses chefs-d’œuvre absolus, mais deux créations rendant compte du parcours de ce Britannique aussi génial qu’iconoclaste.
« Kill your Boyfriend »
C’est un petit album qui a l’air de rien, comme ça… Un one shot assez court au graphisme souple et aux couleurs acidulées. Mais assez vite nous comprenons pourquoi Morrison reste très attaché à ce récit et combien il faut se méfier des apparences. En effet, « Kill your Boyfriend » est un peu plus qu’une simple cavale de deux adolescents tueurs à la mode. Au départ, lorsque nous faisons connaissance avec l’héroïne, on s’attend à ce que Morrison nous explique comment on peut sombrer dans la violence par le refus du système et le dégoût qu’il engendre en entravant la liberté des gens. La lycéenne nous parle d’ailleurs directement, comme en aparté, en même temps qu’elle vit les choses, semblant nous dire pourquoi elle va basculer et déconner grave. Mais finalement nous comprenons très vite qu’il n’y a pas forcément de raison valable et cartésienne pour basculer dans la violence ; cela peut se passer à cause d’une folie intérieure et d’une rencontre hypnotique drainant toute volonté. Une mèche inconsciente qu’il suffit d’allumer. Le titre de l’Å“uvre devient alors bien plus inquiétant que provocateur, le meurtre du petit-ami étant résolument gratuit et volontaire, vécu comme une évidence, dans une sorte de rêve éveillé. Morrison nous donne très vite la clé dans les premières pages, lorsqu’un professeur donne un cours sur Dionysos : « Les femmes qui suivaient Dionysos étaient appelées ménades, les femmes sauvages des collines, qui assassinaient leur mari dans une frénésie extatique et se donnent corps et âme au dieu fou. Et à la fin, Dionysos lui-même a été déchiqueté par ses disciples. » C’est exactement ce qui va arriver à cette lycéenne révoltée et instable qui va suivre un jeune homme dingue et violent qui va la convaincre très vite que si elle s’ennuie et qu’elle en a marre, elle doit casser, tuer, exprimer son ras-le-bol, répondre au système avec la même violence que celui-ci la détruit. Un drôle de comic, donc, dérangeant et fascinant, déclenchant bien autre chose qu’une compassion ou une simple compréhension, loin de toute apologie de quoi que ce soit, rendant compte de la folie meurtrière dans laquelle nous vivons sans nous en rendre compte. L’équipe artistique relaie divinement le propos de Morrison, puisque Philip Bond (encré par D’Israeli et mis en couleurs par Daniel Vozzo) a réalisé là un travail tout à fait remarquable. Son dessin souple, plein de nuances mais extrêmement cohérent, donne corps à l’histoire et aux personnages dans un style charnu très appréciable. C’est tout simplement très beau, et l’on n’est pas près d’oublier le dessin des regards de l’héroïne, nous donnant directement accès à son âme friable et changeante. Sexe, drogue et violence parsèment ce road-movie déglingué et psychotique laissant un drôle de goût une fois le livre refermé… La rhétorique de Morrison s’avère une fois de plus bien plus complexe et fine que la simple révolte exprimée. Il nous triture tous dans ce qu’il y a de plus profond en nous, dans un regard bienveillant mais sans concession nous poussant à rester vigilants dans le refus actif de ce qu’il y a d’inacceptable en ce monde. Et en nous.
« The Authority : L’Année perdue » T1
Morrison avait créé « Kill your Boyfriend » en 1995. Prenons donc le Porteur pour franchir un pas de plus de dix ans, puisque cet arc de « The Authority » a débuté en 2006. L’occasion de voir comment Morrison aborde une telle série à ce stade de sa carrière… et de constater combien cet auteur continue de maintenir ses prérogatives à travers tous ses sujets. En effet, Morrison profite du terreau extraordinaire d’Ellis pour enfoncer le clou de l’éthique combattive avec finesse et volonté. Dans cette « année perdue », l’équipe de The Authority se retrouve coincée dans une réalité parallèle à bord du Porteur qui a échoué au fond de l’océan. Une réalité parallèle qui ressemble bigrement à la nôtre, puisque nos héros s’étonnent de ne pas voir de World Trade Center sur cette planète « à faible énergie » où les êtres se bourrent de cachetons et semblent s’être résignés à un monde parasite leur sapant toute volonté de s’en sortir. D’ailleurs, Midnighter maugrée de ne pas mettre les pieds dans le plat et de sauver ce monde si faible, « rongé par les guerres et les gouvernements corrompus, par la pauvreté, l’exploitation des peuples, la folie religieuse » où « des nations brutales et des bigots violents piétinent les vies des gens ordinaires sans être inquiétés ». Morrison nous le dit et nous le répète : nous vivons dans un monde qui « dort debout ». Et s’en offusque vivement. Yeah! Certes, l’allusion au Cthulhu de Lovecraft est un peu surprenante au sein de cette histoire, mais le propos de Morrison reste prégnant et pertinent. Il faut dire que c’est Keith Giffen – rien que ça – qui a assisté notre homme au scénario, et l’association de ces deux plumes expertes et acérées fait mouche pour notre plus grand plaisir. Côté dessin, « L’Année perdue » bénéficie aussi d’une équipe formidable qui participe grandement à la qualité de cette Å“uvre. Gene Ha nous propose de superbes épisodes aux larges mises en pages, dans un graphisme très réaliste, proche de Cassaday, sombre et voluptueux. Darick Robertson et Trevor Scott s’associent ensuite énergiquement dans une partie du récit très mystique et dynamique. Mais la belle surprise vient vraiment de Jonathan Wayshak qui réalise l’épisode Frères de sang dans un style à la fois cartoonesque, inquiétant, exacerbé et réaliste, flirtant parfois avec Sam Keith : à voir ! Par contre, la fin de l’album consacrée au retour de The Authority dans leur dimension (mais est-ce vraiment la leur ?) est moins intéressante sur le fond comme sur la forme, avec des dessins assez pauvres de Joel Gomez malgré un découpage assuré par le très talentueux Brian Stelfreeze. Un album assez réjouissant, en attendant la suite…
Cecil McKINLEY
« Kill your Boyfriend » par Philip Bond, D’Israeli et Grant Morrison Éditions Panini Comics (12,00€)
« The Authority : L’Année perdue » T1 par Gene Ha, Darick Robertson, Keith Giffen et Grant Morrison
Éditions Panini Comics (15,00€)