« Deux Femmes » : les mutines du bout du monde

En 1732, la légendaire Anne Bonny tente de refaire sa vie dans une petite ville côtière d’Irlande… Un prêtre lui apprend bientôt que l’enfant de son ancienne compagne, Mary Read, a survécu. Le passé rattrape la flibustière, alors qu’un vieux pirate la suspecte d’avoir caché le trésor de Rackham le Rouge. Se jouant de la temporalité et des codes, Laurent Richard et Arnaud Le Gouëfflec revisitent le destin mythique d’Anne Bonny et Mary Read : une rédemption faite d’amour et de sororité….

Anne Bonny et Mary Read dans « Histoire générale des plus fameux pirates » (Charles Johnson, 1724).

Certains sujets reviennent parfois dans l’actualité éditoriale, sous l’effet de conjonctures historiques, thématiques ou sociales. C’est actuellement le cas pour les deux femmes pirates les plus célèbres de l’Histoire, Anne Bonny (vers 1698–vers 1721) et Mary Read (vers 1695–1721), dont les destins romanesques ont inspiré ces dernières années plusieurs productions. Citons ainsi « L’Épopée des femmes pirates : les filles du vent » (de Laurence Thiriat et Frédéric Malègue, 2023–2024), un documentaire disponible sur Arte.TV et enrichi des dessins d’Alain Paillou, et les albums « Ann Bonny, la louve des Caraïbes » T1 (par Franck Bonnet ; Glénat, avril 2024) et « La Dernière Nuit d’Anne Bonny » (par Alvaro Ramirez et Claire Richard ; Le Lombard, décembre 2024). Nous pouvons y rajouter « Mary Read » (par Jean-Marc Krings et Éric Corbeyran) dont la campagne de financement participatif s’achèvera sur Ulule le 15 mai prochain. Loin d’être un simple hasard, ces parutions simultanées témoignent de la force d’un sujet qui n’a eu de cesse d’intriguer tant les férus de flibuste que les amateurs de destins extraordinaires ou les historiens désireux d’éclairer l’existence de ces deux femmes, que rien ne prédestinait à la vie plus que risquée de piratesse…

L'Irlande noire... (planches 1 et 2, Glénat - 2025).

Élevées, vêtues et présentées — au XVIIIe siècle — comme des garçons pour différentes raisons, Anne Bonny et Mary Read renversèrent l’ordre établi et bâtirent leur légende dans l’histoire de la piraterie. Sous les angles de la résilience et de la sororité, sinon celui de la condition féminine, alliée à une certaine forme de résistance au masculinisme d’antan, le parcours de ces deux jeunes femmes interroge aujourd’hui sur sa réalité. Des conceptions contemporaines inévitablement télescopées par la perpétuation de la légende, puis la transmutation en mythe, à l’instar d’une bonne partie de l’âge d’or de la piraterie. Que sait-on en définitive du parcours de ces deux femmes, de leur soif de liberté, ou encore de leur amitié parfois ambiguë ? À part qu’a priori… tout les opposait !

Issue d’une famille irlandaise aisée, mais fille illégitime d’un riche procureur et d’une domestique, Anne Bonny est élevée comme un garçon à Charleston (Caroline du Sud). Refusant de se plier aux conventions et convictions de son père, elle préfère mener une vie peu reluisante et finit par épouser en 1718 un pirate de petite envergure, James Bonny. Confrontée à son père qui refuse le mariage, elle incendie la plantation avant de prendre la mer… De son côté, dans le comté anglais du Devon, Mary est élevée par sa mère comme un garçon, afin de suppléer à la mort de son frère Willy : un subterfuge destiné à préserver le soutien financier versé par sa grand-mère paternelle. Las, Mary se fait enrôler dans l’armée britannique, puis dans la Compagnie hollandaise, sous le nom de Willy Read. Bientôt, le destin allait réunir ces deux femmes — l’une pirate et l’autre corsaire dans les Bahamas — sur le même navire : celui du capitaine Jack Rackham ! Leur témérité et leur sinistres exploits ne feront que tourner court…

Deux atmosphères (planches 6 et 7, Glénat - 2025).

Pour les ambiances flibustières, l’esthétique début XVIIIe et le réveil de la violence enfouie, le scénariste Laurent Richard et le dessinateur Arnaud Le Gouëfflec citent les films « La Leçon de piano » (Jane Campion, 1993 ; un récit qui se déroule au XIXe siècle) et « A History of Violence » (David Cronenberg, 2005 ; adaptation du roman graphique éponyme de Vince Locke et John Wagner, paru en 1996). Rappelons également que Daniel Defoe (sous le pseudonyme de Capitaine Charles Johnson) fut le premier, dans son « Histoire générale des plus fameux pirates » (publiée en 1724), à évoquer Anne Bonny sur les terres du Nouveau Monde : elle vit alors à Charleston en 1710, sous les traits d’un garçon âgé de 13 ans. L’album, pour sa part, met en scène la suite (fictive) de l’aventure, dans les années 1730, en ouvrant ses grandes cases aux confrontations des couleurs chaudes et froides.

Encrage pour une page test et essais couleurs pour la planche 2.

En couverture de « Deux Femmes », pourtant, aucune des fameuses protagonistes n’est montrée. À l’inverse, ce sont les flots bleu-noir tumultueux et la nuit étoilée qui semblent déjà engloutir le destin des héroïnes, emportées dans un galion vers une destination inconnue. Outre l’immanquable référencement visuel au genre (le récit maritime) et à une époque (les XVIIe et XVIIIe siècles), rien, pas même le titre, ne renvoie encore explicitement les lecteurs au monde des pirates. Seul le sous-titre vient ainsi définir avec précision son sujet, Mary Read et Anne Bonny donc, en les raccrochant à leur histoire commune, si ce n’est, plus largement encore, à l’Histoire.

Comme l’explique Laurent Richard : « Cette question de les montrer ou pas a été au cœur de notre réflexion. Le titre s’est imposé très vite pour Arnaud, et du coup la question de mettre deux personnages en couverture posait pour moi le problème d’une redondance discutable… En même temps il fallait cerner le contexte. J’ai cherché des solutions de compromis avec des silhouettes ou des ombres et puis, avec l’équipe Glénat, nous avons fini par opter pour une image plus sobre, qui créée une ambiance, mais donne assez peu d’informations. C’est pour cela aussi que le rouge, qui me plaisait bien sur l’aspect pirate, a été mis de côté. Le processus a été relativement long : un sous-titre, pas de sous-titre, les représenter ou non ? En ce qui me concerne cette histoire est en cogitation depuis des années ; je trouvais étonnant que ce duo n’ait pas été plus traité que cela en BD ou en fiction (alors oui, entretemps, j’ai été bien rattrapé et de nombreux projets ont fleuri dans un intervalle de temps très court !) J’avais commencé à écrire tout seul, mais je trouvais mon approche trop sage, trop didactique et chronologique, et je voulais y insuffler quelque chose de plus “humain” ; Arnaud me semblait la plume de la situation ! C’était il y a trois ou quatre ans… »

Recherche de personnage.

Selon Arnaud Le Gouëfflec (voir notamment, dans cette rubrique, nos chroniques de « Soucoupe » (scénario par Obion en 2015) et « La Carte du ciel », avec Laurent Richard en 2017), ce récit est celui de « deux des plus célèbres femmes pirates, qui sévissent qui plus est sur le même bateau. Pour Laurent et moi, l’idée est de souligner leur sexualité, car il est établi qu’elles avaient une liaison, et de raconter l’histoire sous un angle moderne, “fluid gender” si on veut, en soulignant la modernité de leur relation. C’est une histoire de pirates “queer”, d’autant que John Rackham, leur capitaine, connu dans toutes les Caraïbes pour ses tenues colorées et sa coquetterie, vient compléter le tableau. Nous avons donc souligné cette liberté sexuelle, et tenté de présenter les choses sous cet angle : la piraterie a été un espace de cruauté et d’excès, mais aussi de liberté, sur le plan politique au moins, et peut-être sur le plan de la libéralisation des mœurs. C’est en tous cas l’axe que nous avons choisi. C’est aussi l’histoire d’une rédemption : Anne Bonny, selon certaines sources, aurait survécu. Nous avons donc imaginé sa vie d’après, avec ce que ça peut laisser supposer de culpabilité (elle n’est pas issue de la même classe sociale que Mary), les questions que ça pose : peut-on échapper à son passé, une résilience est-elle possible, peut-il y avoir une rédemption sans regrets ? Nous nous sommes appuyés sur les faits connus, et nous avons utilisé toutes les brèches d’inconnu, et elles sont nombreuses, pour imaginer un récit différent de ce qu’on a pu lire en termes de bandes dessinées historiques sur la question. »

Recherches pour les personnages.

Philippe TOMBLAINE

« Deux Femmes » par Laurent Richard et Arnaud Le Gouëfflec

Éditions Glénat (19,99 €) — EAN : 9782344052273

Parution 23 avril 2025

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