« La Terre verte » : quand un félon se regarde dans les glaces…

Aux derniers temps du Moyen Âge, en 1492, une nef emporte vers le Groenland tous les espoirs d’un homme au lourd passé… La « Terre verte » représentera-t-elle une seconde chance, ou ces rivages glacés et hostiles seront-ils synonymes de nouvel effondrement pour un roi déchu ? En donnant une suite moderniste à « Richard III », Alain Ayroles et Hervé Tanquerelle télescopent avec fureur le mythe, l’humanité et l’Histoire : en fait de conquêtes et de gloire, et si tout n’était jamais, hier comme aujourd’hui, que cupidité, rage et désillusions ?

Le roi difforme (planches 7 et 8 ; Delcourt 2025).

En couverture, un homme au profil aquilin et au regard mauvais, visiblement osseux et difforme, se retourne vers le lecteur : à moins qu’il ne contemple déjà, d’un air sévère, son obscur destin, par le biais de cette danse macabre venant s’inscrire au bas de son long manteau noir. « La Terre verte » annoncée, si elle n’est pas directement illustrée, interroge en creux sur ses divers mystères. S’agit-il bien de ce « Green Land » ou « Grœnland » , hérité des sagas islandaises et des explorations d’Erik le Rouge (vers 928-988) ? Quelles vertes promesses symboliques (la nature, le printemps, la renaissance et la prospérité) peuvent être espérées, alors que la chance (voire le hasard, également associé à cette couleur) semble être déjà noyée par des masses rouges et noires n’augurant rien de positif ? Une sombre connotation qui est également renforcée par la position du personnage principal : une silhouette tournée vers la gauche, tel un élément de blocage à la bonne marche (funèbre…) des choses.

Une bien lourde tâche... (planche 11 - Delcourt, 2025).

Une terre désolée (planche 12 - Delcourt, 2025).

Pour l’accompagner dans ce récit, Alain Ayroles (« Les Indes fourbes », « L’Ombre des Lumières ») a choisi Hervé Tanquerelle (« Le Dernier Atlas »), un auteur devenu un fin connaisseur du sujet groenlandais : en 2011, il passe un mois sur place, afin de s’imprégner des ambiances, tout en réalisant « Le Roi Oscar et autres racontars arctiques » (Sarbacane, 2009–2013 ; scénario par Gwen de Bonneval), puis « Groenland Vertigo » chez Casterman en 2017. Dès les premières planches de « La Terre verte », entre les eaux glacées, apparaît un chevalier anglais surnommé Richard. Un mercenaire disgracieux et boiteux, néanmoins redoutable combattant, qui semble avoir été missionné pour escorter l’évêque Mathias, lui-même venu fièrement restaurer la « splendeur » de l’évêché du Groenland. Un territoire isolé où, bien sûr, ne survit qu’une petite communauté sans le sou, exposée à tous les aléas climatiques, à la malnutrition, aux épidémies et aux attaques des clans inuits. Se désespérant d’abord de sa triste situation, Richard ne va pas tarder à manigancer pour son compte, en manipulant et éliminant ses rivaux afin de reconquérir le pouvoir souverain…

La découverte de l'amer rire (planche 21 - Delcourt, 2025).

Nous l’avons précisé dès l’introduction : ce Richard n’est pas tout à fait un sombre inconnu. Les auteurs ont fait le pari de donner une suite à « Richard III », un drame historique en cinq actes écrit par William Shakespeare en 1591-1592, dans lequel le tyran connaissait une fin aussi tragique que célèbre : « Mon royaume pour un cheval ! » déclamait-il ainsi sur un ton désespéré, lors de la bataille finale de Bosworth (22 août 1485), avant d’être tué par le futur Henri VII d’Angleterre, le roi inaugurant l’ère des Tudors. En imaginant donc une suite aux péripéties du monarque félon, les auteurs renouent avec l’épopée shakespearienne tragique : hantée de seconds rôles et d’antagonistes, ramassée entre rêves de grandeur et bassesses de tous les instants, elle confronte aussi le paganisme à la chrétienté, l’esprit communautaire à la quête autocratique ou, encore, l’amour à la haine de l’autre.

Affiche pour le film « Richard III » (de et avec Laurence Olivier, 1955), adaptation de Shakespeare.

Imaginé en cinq actes, mettant en scène des apartés, des monologues et des ruptures du quatrième mur, ce récit aux accents inévitablement théâtraux (avec ses inflexions ironiques dignes de « De cape et de crocs » ou de « L’Ombre des Lumières ») place l’éphémère souverain d’Angleterre face au bout du monde connu. Spadassin anonyme et échoué sur les rivages du lointain Groenland, ce roi contrefait ne sera en vérité que le maître d’un « marais puant », aux sujets versatiles et veules, aveugles ou, dans le meilleur des cas, fous. C’est du reste le bouffon qui demeure comme seul point de réflexion philosophique : « Que devient le fou du roi lorsque le roi devient fou ? ». Le lecteur de 2025 pourra y lire sans peine la satire politique quand, plus de 1000 ans après la colonisation du Groenland par des Vikings, ces terres font de nouveau l’actualité en termes de conquêtes territoriales, de fuites en avant destructrices et de tensions désormais internationales…

Couverture pour la version limitée en noir et blanc (Delcourt, 2025).

Avec ses résonnances politiques et écologiques très contemporaines, son dirigeant prêt à tout — mensonges, perfidies, crimes, désastres humain et environnementaux (voir la scène du massacre des phoques) —, « La Terre verte » s’impose par ses qualités narratives et graphiques : le trait sec d’Hervé Tanquerelle est parfait pour rendre la mort, l’exil et la souffrance, tandis que les couleurs d’Isabelle Merlet et Jérôme Alvarez rendent justice à l’atmosphère froide et glacée de l’ensemble. Pour imaginer ce récit, Alain Ayroles s’est replongé dans les calamités qui avaient décimé au fil des siècles les premiers établissements vikings. Précipitez-vous, mais nul n’en sortira indemne !

Philippe TOMBLAINE

« La Terre verte » par Hervé Tanquerelle et Alain Ayroles

Éditions Delcourt (34,95 €) — EAN : 9782413076780

Parution 9 avril 2025

Éditions Delcourt (34,95 €) — EAN : 9782413090977 (pour l’édition en noir et blanc tirée à 1 500 exemplaires)

Parution 12 février 2025

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