« Les Enfants de Buchenwald » – 1945, une vie à reconstruire…

Lors de la libération du sinistre camp de concentration de Buchenwald, le 11 avril 1945, les troupes américaines découvrirent un millier d’enfants. De véritables miraculés, qui s’accrochaient à la vie en attendant que l’on statue sur leur sort… De jeunes Juifs originaires de Pologne et d’Europe centrale, que l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) tenta d’aider de son mieux, le temps d’un été. Mettant en scène quatre destins fictionnels, inspirés par d’authentiques témoignages, Dominique Missika et Anaïs Depommier s’inscrivent avec émotion et justesse dans l’évocation du droit à une vie digne.

Le jour de la libération (planches 2 et 3 - Steinkis 2025).

Aux côtés des centres d’extermination (dont Auschwitz–Birkenau, Sobibór ou Treblinka), les nazis érigèrent des camps de grandes dimensions, destinés à interner, exploiter la force de travail et tuer tant des groupes ethniques ou religieux spécifiques que des opposants politiques, des prisonniers de guerre (notamment soviétiques) ou des criminels. Mis en service fin juillet 1937 près de Weimar, Buchenwald (hêtraie, en français) vit s’entasser environ 250 000 détenus (dont 25 000 Français) jusqu’en avril 1945. Quelque 56 000 n’en revinrent jamais. Au total, 20 000 autres périrent dans le camp voisin de Dora, créé en août 1943 comme dépendance de Buchenwald, afin de fabriquer les missiles V2. Parmi les détenus libérés figuraient 904 enfants et adolescents, d’origines juive ou polonaise ; ils étaient le plus souvent nés dans le camp ou déportés avec leurs parents, eux-mêmes issus de ghettos ou de camps de travail. Des prisonniers politiques et résistants communistes tentèrent de les protéger des brimades, épidémies, expériences médicales et exécution de prisonniers jugés « non-viables », en les dispersant ou les regroupant, selon les cas et les périodes.

Extraits du storyboard (pages 18-18 ; Steinkis 2025).

Du 7 au 10 avril 1945, informée de l’avancée des troupes alliées, la résistance interne s’organisa. Créé depuis 1943, le Comité international clandestin commença par diligenter des sabotages précis, coupant lignes de communication et barbelés, avant de lancer une attaque vers 14 h 30, le 11 avril, sur les miradors et leurs sentinelles : alors que les SS évacuaient urgemment le camp, les résistants politiques firent 120 prisonniers, tout en maintenant une ceinture défensive de deux kilomètres autour du camp. Enfin, arrivés à la suite de deux Français envoyés en éclaireurs (le sergent Paul Bodot et le lieutenant Emmanuel Desard), les blindés de la 3e armée américaine du général Patton finirent par sécuriser très officiellement Buchenwald. Un camp de concentration qui s’était donc exceptionnellement libéré seul, en redonnant de l’espoir à ses 21 000 derniers détenus.

Enfants escortés par des soldats américains, sortant par la porte principale du camp, pour se rendre à un hôpital américain (17 avril 1945).

Couverture pour « Les Enfants de Buchenwald » (Judith Hemmendiger et éd. Pierre-Marcel Favre, 1984).

Les « Enfants de Buchenwald » (titre à paraître le 24 avril prochain) désignent l’ensemble de ces jeunes Juifs âgés de 4 à 18 ans, retrouvés vivants par miracle, puisque devant théoriquement être gazés dès leur arrivée. Beaucoup échappèrent à la mort en mentant sur leur âge ou en faisant valoir leur capacité à travailler. Ils furent envoyés dans le block 66, un baraquement installé au sein du « petit camp », lui-même situé au sein du camp principal. Initialement regroupés dans le block 8 (dans le camp principal), les enfants et adolescents furent rejoints début 1945 par des détenus (adultes ou enfants) en provenance d’autres camps, suite aux marches de la mort. Par solidarité, des adultes puis la résistance interne essayèrent de les protéger dans le block 66, en leur déléguant les tâches les moins pénibles à effectuer, en partageant avec eux quelques maigres rations ou des colis de la Croix rouge. L’album, qui commence par montrer la libération du camp, suit le sort de ces victimes de guerre. Très affaiblis, démunis, désorientés, souvent sans aucun parent survivant ou proche famille, ces enfants vont essayer — difficilement — de se rappeler du nom d’un oncle ou d’un cousin, parti vivre quelque part en France, aux États-Unis ou en Palestine. Dans les jours et semaines suivantes, les rabbins Herschel Schacter et Robert Marcus, aumôniers de l’armée américaine, contactent les bureaux de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) : cette dernière, située à Genève, s’organise dès lors pour envoyer 427 enfants en France, 280 en Suisse et 250 en Angleterre. Dans l’Eure (au Préventorium d’Écouis), l’OSE se propose pour accueillir et soigner dans un lieu de transit ces orphelins, le temps d’un été. Un temps de rencontre entre ces enfants et les moniteurs de l’OSE, qui se battent pour que chacun d’entre eux retrouve le droit de vivre dignement.

Le kaddish (la prière hébraïque pour les morts). Mise en couleurs pour la planche 15 (Steinkis, 2025)

Dans cet album de 144 pages au traitement graphique semi-réaliste, le lecteur suivra ainsi les destins croisés de quatre enfants de fiction : Zeel, Fischel, Chaim et Aron. Quatre personnages largement inspirés à la fois par la vie de l’écrivain Elie Wiesel (lui-même pris en charge par l’OSE à 15 ans, à sa sortie du camp de Buchenwald) et par 110 témoignages de déportés, fils et filles de déportés, Justes et acteurs de la mémoire : une collecte initiée dès 2005 par Dominique Missika, en suivant la volonté de Simone Veil et au nom de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Un one-shot très dense, comme l’on s’en doute, tant en émotions qu’en redécouvertes historiques…

Premières recherches d'A. Depommier concernant les détenus et reconstitutions de l'architecture de la porte et des blocks, plan reconstitué du camp.

Concernant la genèse de l’album, la dessinatrice Anaïs Depommier explique : « C’est notre éditrice chez Steinkis qui nous a mis en contact, Dominique Missika et moi-même, à un moment où je cherchais un projet et où Dominique, en tant qu’historienne, avait envie de faire connaître ce récit méconnu à un public un peu plus jeune que ses publications habituelles, sous la forme d’une BD. De mon côté, j’ai toujours été très intéressée par la période de la Seconde Guerre mondiale et il n’y a finalement pas beaucoup d’œuvres qui traitent de l’après, aussi j’ai tout de suite été emballée. Pour la réalisation de l’album, on a pas mal échangé pour construire nos quatre personnages principaux (fictifs, mais basés sur plusieurs témoignages des vrais Enfants de Buchenwald). Il a fallu un gros travail de documentation : la lecture et l’écoute des témoignages des Enfants bien sûr (voir notamment les grands entretiens dans la collection des Mémoires de la Shoah, sur le site de l’INA), ainsi que les archives sur l’organisation du camp, les détails des costumes des différentes armées, des détenus, des véhicules, du personnel de l’OSE, etc. Par chance, Buchenwald de manière générale et notamment les enfants ont été beaucoup photographiés et filmés à la libération. On a eu accès à des archives photos et vidéo à Ecouis également. »

Etapes de travail, du story-board à la version finale.

« Graphiquement, j’ai plutôt l’habitude de réaliser mes encrages au crayon à papier, mais vu l’ampleur des décors et des nombreuses scènes de foule qui se profilaient, j’ai opté pour un encrage à la tablette graphique, plus facilement modifiable. Il a aussi fallu essayer de représenter la réalité et la dureté de ce que les Enfants ont vécu, sans tomber dans la gratuité de l’horreur graphique choquante. C’est surtout au travers du regard des Américains, qui découvrent le camp au départ, que l’on comprend ce qu’a été Buchenwald ; dans un deuxième temps, à travers les récits des Enfants. Et puis, c’est avant tout un récit sur l’après, sur la reconstruction, sur leur solidarité. J’ai aussi aimé représenter le caractère de nos quatre personnages principaux à travers le langage du corps, Fischel, inquiet et méfiant, un peu rigide ; Zeev, déterminé et défiant l’autorité, dynamique ; Aron, hargneux mais très protecteur de son frère, ayant plein de gestes tendres ; et enfin Chaïm, naïf et curieux, resté le plus « enfant » de tous, ayant les attitudes les plus naturelles pour son âge. »

Philippe TOMBLAINE

« Les Enfants de Buchenwald » par Anaïs Depommier et Dominique Missika

Éditions Steinkis (22 €) — EAN : 978-2368467572

Parution 24 avril 2025

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