« Strange Fruit : la chanson d’Abel » : quand Lady Day avait le blues…

Certaines chansons ont une histoire, d’autres font l’histoire. Ainsi de « Strange Fruit », devenue emblématique de la dénonciation du pire dans une Amérique ségrégationniste. De 1939 aux années 1950, une relation artistique se noue entre la star du jazz new-yorkais, Billie Holiday, et le poète Abel Meeropol, compositeur d’une chanson qui devint mythique. Sous le label Aire libre, l’album de 128 pages de Vincent Hazard et A. Dan raconte deux destins qui se croisent et se télescopent : deux êtres confrontés aux idéologies du siècle, entre libertés de ton, maccarthysme, pouvoir hollywoodien, excès en tout genre et dérives racistes…

Retrouvailles... (planches 1 et 2 - Dupuis, 2025).

Ancien sound designer sur de nombreux longs-métrages, Vincent Hazard est devenu un auteur régulier de fictions audio-historiques saluées (tel « Code noir : les révoltés du Gaoulet » en 2024). S’essayant à la transposition sur d’autres supports, télévision, cinéma ou donc bande dessinée, il signe ici son premier scénario de roman graphique. Daniel Alexandre (dit A. Dan), auteur de BD depuis 2002, a pour sa part réalisé une vingtaine d’ouvrages chez différents éditeurs, dont « Jazz » (scénario par Serge Scotto et Éric Stoffel pour la collection Marcel Pagnol en BD).

Réalisé en partenariat avec Radio France et France Inter, « Strange Fruit : la chanson d’Abel » est à la fois la « biographie d’une chanson, le portrait de Billie Holiday et l’état des lieux du racisme, de 1939 à 1956 aux États-Unis ». L’album débute ainsi en mars 1939 à New York, dans les sous-sols du Café Society, un club de jazz où se côtoient les Noirs et les Blancs : une bulle de liberté qui va permettre la rencontre entre Abel Meeropol, un enseignant juif d’origine russe, et Billie Holiday, une chanteuse de jazz et de blues déjà célèbre aux États-Unis. Meeropol lui apporte la chanson « Strange Fruit » : un émouvant réquisitoire contre les lynchages que subissent alors les Afro-Américains. Les affres de la ségrégation raciale, suite directe de la guerre de Sécession, divisent alors les États du Sud, où plus de 3 800 lynchages furent commis entre 1889 et 1940. En 1939, quand Billie Holiday, d’abord réticente, accepte de chanter « Strange Fruit », trois lynchages ont déjà été perpétrés, six Blancs sur dix étant alors favorables — d’après un sondage — à cette pratique plus que barbare…

La naissance d'un hymne antiraciste (planches 4 et 5 - Dupuis, 2025).

En 1957, Meeropol rencontre de nouveau Billie Holiday, perdue de vue depuis dix ans : minée par l’alcool et la drogue, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais revendique désormais d’être la créatrice de ce « Fruit étrange » désigné par le titre, autrement dit le corps d’un Noir pendu à un arbre. Un dialogue s’engage entre le poète et la star, laquelle se replonge dans ses succès et ses échecs, non sans amertume ni réalisme. Refusée, acceptée, plébiscitée et finalement chantée au fil des décennies par Ella Fitzgerald, Nina Simone, Diana Ross ou Jeff Buckley, « Strange Fruit » fut aussi le vecteur de maints ennuis pour Meeropol et Holiday. Un hiatus dans l’œuvre de la chanteuse, se transformant parfois en défi face à un auditoire hostile. Une chanson jugée problématique pour la carrière de Meeropol, devenu scénariste (pour la Columbia et MGM) et auteur à succès (avec « The House I Live In », chantée par Frank Sinatra), mais également suspecté par le FBI d’être un sympathisant communiste : Meeropol et sa femme s’engagèrent par ailleurs dans la défense des époux Rosenberg, accusés d’espionnage et condamnés en 1953.

Billie Holiday a chanté « Strange Fruit » tout au long de sa carrière, après l'avoir interprétée pour la première fois en 1939, dans le Wisconsin.

Album vinyle (Wagram).

Crayonné et encrage pour le dessin de couverture.

Dessiné dans un style semi-réaliste, le présent album a le grand intérêt de ressusciter un personnage attachant, mais oublié, « éclipsé — comme le rappelle dans la préface de l’album Stéphanie Duncan, productrice d’« Autant en emporte l’Histoire », émission où fut initialement diffusée la fiction audio « Strange Fruit, la chanson d’Abel » – par la lumineuse et mélancolique Billie Holiday ». Un angle narratif que l’on trouve présenté dès la couverture de l’album : dans un plan d’ensemble new-yorkais et nocturne, le poète longe un trottoir, silhouette anonyme évoluant dans l’ombre, à quelques pas du rayonnement de l’icône du jazz. Deux destins, séparés par plusieurs murs, nommés star-system, show business et boycott politique, et par une succession de sacrifices et d’événements tragiques… Intolérance, racisme, combats pour la liberté d’expression : autant de valeurs qui résonnent au fil des planches, finissant par nous donner inévitablement envie de réécouter « Strange Fruit », un chef-d’œuvre reconnu comme l’une des 25 plus grandes chansons de tous les temps en 2021 par le magazine américain Rolling Stone.

L'ombre de la ségrégation (planches 12 et 13 - Dupuis, 2025).

Couverture pour l'édition limitée (Dupuis, 2025).

Philippe TOMBLAINE

« Strange Fruit : la chanson d’Abel » par A. Dan et Vincent Hazard

Éditions Dupuis (26 €) — EAN : 9791034768523

Parution 4 avril 2025

Édition spéciale – tirage de tête, par A. Dan et Vincent Hazard

Éditions Dupuis (39 € ; 128 pages ; édition limitée avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 9782808510110

Parution 4 avril 2025

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