Fidèle à son rendez-vous annuel, Bananas — la revue animée par l’infatigable Évariste Blanchet — propose un no 17 à la fois passionnant et éclectique. Sous-titrée Revue critique de bande dessinée, elle invite le lecteur curieux à parcourir l’histoire de la bande dessinée, sans se soucier de l’actualité ni des tendances actuelles du média. À lire avec modération : nous avons un an pour en savourer le riche contenu… C’est un dessin de Fabrice Neaud, issu de son album « Le Dernier Sergent » datant de 2023, qui sert de couverture à cette nouvelle livraison.
Lire la suite...« Les Clients d’Avrenos » : encore une adaptation réussie d’un roman dur de Simenon !
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Dans la belle collection Simenon et ses romans durs des éditions Dargaud cornaquée par John Simenon (le deuxième des quatre enfants du célèbre écrivain belge), José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental (1), ce dernier adapte brillamment une fiction qui date de 1935 et qui nous plonge dans la Turquie de l’époque… Il en dégage une atmosphère languide et une sorte de torpeur mélancolique mises en exergue par les magnifiques traits fins et expressionnistes de la talentueuse Laureline Mattiussi (2), laquelle excelle dans les représentations des nuits stambouliotes chargées d’effluves et de musiques ou dans l’expressivité des protagonistes…
Bernard de Jonsac, un bien terne employé d’ambassade français, s’amourache de l’éblouissante Nouchi : une jeune hongroise séductrice, entraîneuse de cabaret, qui rêve d’une vie meilleure… Il l’emmène à Stamboul où elle accepte de l’épouser, car elle est menacée d’expulsion. Toutefois, elle le prévient qu’elle a horreur des hommes et qu’elle refuse de consommer leur union. Malgré les désirs inassouvis de Jonsac, ils vivent ensemble à l’hôtel, en bons camarades.
L’étrange couple, rendu inséparable par ses contradictions mêmes, mène une vie nonchalante et de délicats avilissements, dînant régulièrement dans une taverne tenue par Avrenos, où se retrouve un certain milieu artistique et amateur de haschich ou de poèmes… Des marginaux qui se guettent, se haïssent, sympathisent parfois, et qui tombent tous plus ou moins amoureux de Nouchi.
Un soir, Jonsac fait la rencontre de Lelia, l’amie d’un diplomate suédois qui la délaisse pour faire la cour à Nouchi.
Jonsac devient de plus en plus intime avec la dépressive et suicidaire Lelia, tandis que Nouchi, qui garde toute sa lucidité pour mener tout ce petit monde par le bout du nez, l’incite à la séduire…
Dans les nuits moites du Bosphore où le raki coule à flots et où les manœuvres politiques ou financières prospèrent, la torpeur gouverne…
Et dans cet univers semblant continuellement sur le point de s’effondrer, sans que l’on sache très bien pourquoi, quels mystères se cachent derrière les errances aux parfums d’insouciance de ces équivoques personnages ?
L’élégance du trait de Laureline Mattiussi, sublimé par les couleurs aussi classieuses que sensuelles d’Isabelle Merlet, apporte beaucoup de légèreté dans cette gravité omniprésente, tandis que le scénariste cisèle à la perfection les scènes les plus fortes de ce roman qui propose un puissant portrait féminin, tout en mêlant habilement exotisme oriental et intrigue sociale.
Notons également que, dans sa postface, Fromental nous explique une anecdote étonnante : cette histoire aurait été écrite lors du séjour de Georges Simenon à Istanbul en 1933. Journaliste en ce temps-là, il y avait été expédié par le quotidien Paris-Soir pour interviewer Léon Trostsky : compagnon de route de Lénine tombé en disgrâce, et exilé depuis 1929 dans ce qui s’appelait alors encore Constantinople.
(1) Sur Jean-Luc Fromental, voir, par exemple, sur BDzoom.com : Magistrale adaptation de l’un des chefs-d’œuvre de Simenon par Yslaire et Fromental !, Jean-Luc Fromental fête Denoël… Graphic !, « L’Art de la guerre : une aventure de Blake et Mortimer à New York » : comment vaincre sans périls…, « Blake et Mortimer » : huit heures qui pourraient bien changer le monde…, « Une romance anglaise » : quand Miles Hyman et Jean-Luc Fromental racontent l’affaire Profumo…, Quand Simenon passait « De l’autre côté de la frontière »…, « Le Coup de Prague » par Miles Hyman et Jean-Luc Fromental, « Loulou l’incroyable secret » par Grégoire Solotareff et Jean-Luc Fromental…
(2) Sur Laureline Mattiussi, voir, par exemple, sur BDzoom.com : « Je viens de m’échapper du ciel » : entretien avec Laureline Mattiussi.
« Les Clients d’Avrenos » par Laureline Mattiussi et Jean-Luc Fromental
Éditions Dargaud (22,95 €) — EAN : 9782505121572