Après leur collaboration remarquée sur « Sangoma », le romancier Caryl Férey et le dessinateur Corentin Rouge retravaillent ensemble, pour notre plus grand plaisir ! Dans ce qui sera une trilogie de pas moins de 450 pages angoissantes (le tome 1 en contient déjà 150), la crise migratoire s’est amplifiée et touche désormais le continent européen victime de multiples catastrophes. D’innombrables réfugiés venus de tous pays — ayant sûrement fui les changements climatiques, les guerres ou les pandémies — s’amassent au port du Havre… Dans ce lieu de transit, ils espèrent accéder aux rares bateaux qui pourront les embarquer, via l’Écosse, en destination de l’hypothétique salut que représente l’Islande : unique contrée épargnée, mais pour combien de temps encore ?
Lire la suite...« Les Mémoires de la Shoah » : l’Histoire en témoignages…
Grand reporter pour Le Monde, Annick Cojean avait reçu en 1996 le prix Albert Londres pour « Les Mémoires de la Shoah » : une série de cinq reportages, réalisés aux États-Unis et en Europe à l’occasion du cinquantenaire de la Libération des camps d’extermination, qui rassemblait de nombreux et précieux témoignages de survivants. Dont des rescapés d’Auschwitz, réchappés des enfers fin janvier 1945… En lien avec les 80 ans commémoratifs, les éditions Dupuis publient, sous son prestigieux label Aire libre, l’adaptation des travaux d’Annick Cojean par Théa Rojzman et Tamia Baudouin. Une mise en perspective du silence, qui pèse ou se libère à travers les décennies : celui des survivants et de leurs descendants, mais aussi celui des enfants des bourreaux. Où comment tirer un enseignement de la Shoah, dans un contexte contemporain politique et idéologique polarisé vers les extrêmes et les raccourcis…
Le présent album est déjà le deuxième – après « Sur le front de Corée » (par Stéphane Marchetti et Rafael Ortiz), paru en octobre 2024 – à faire revivre en bande dessinée les textes couronnés par la plus célèbre des récompenses d’excellence dans le journalisme francophone. Réalisé en partenariat exclusif avec le Prix Albert Londres et le Mémorial de la Shoah, « Les Mémoires de la Shoah » sera suivi de trois autres ouvrages, actuellement en chantier : « Les Fantômes du fleuve » (les migrants clandestins entre Grèce et Turquie, par Doan Bui et Damien Roudeau), « Bienvenue chez Mugabe » (le retour dans son pays d’un jeune réfugié zimbabwéen, par Sophie Bouillon et Lorena Canottiere) et « L’Odyssée du MC Ruby » (en 1992, des clandestins Camerounais et Ghanéens se retrouvent enfermés dans la cale du cargo ukrainien MC Ruby… ; par Jean-David Morvan, Philippe Broussart et Jean-Denis Pendanx).
Le 27 janvier 1945, à la suite de quelques combats, les troupes soviétiques ouvrent successivement les portes des gigantesques camps d’Auschwitz-Birkenau et de leurs annexes (environ 55 km² dont 10 km² le camp principal). Les chiffres révélés par les historiens et affinés jusqu’à nos jours sont plus que terrifiants : 1,1 million de victimes, hommes, femmes et enfants (à 90 % juives), assassinées sur ordre des autorités nazies (dont Himmler, commandant en chef de la SS) dans les chambres à gaz, par arme à feu, également exterminées par les maladies, la malnutrition, les mauvais traitements ou à la suite d’expériences médicales. Après sa libération en 1945, Auschwitz reste abandonné pendant deux ans. Le parlement polonais décide en 1947 de faire d’Auschwitz un musée à la mémoire des victimes. Inscrit depuis 1979 au Patrimoine mondial de l’Unesco, le site d’Auschwitz-Birkenau se double, depuis novembre 2005, d’une Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, symboliquement fixée le 27 janvier. Ce afin de ne pas oublier que 42 500 camps de toutes natures (extermination, concentration, rétention, spécial, internement, transit…) furent utilisés ou construits par les Allemands entre 1933 et 1945 dans l’ensemble de l’Europe occupée, en envoyant à la mort près de 20 millions de prisonniers et déportés, Juifs mais aussi ethnies tziganes et roms, Polonais, Tchèques, soldats soviétiques, résistants, communistes, témoins de Jéhovah, homosexuels, opposants politiques, prêtres et prélats catholiques, sans compter les « éléments asociaux » (criminels, vagabonds, etc.) et les handicapés physiques ou mentaux.
Petite-fille de Juifs polonais ayant survécu à la Shoah, Théa Rojzman est scénariste et également dessinatrice : elle fut consacrée à Angoulême du Prix BD des lycées avec Sandrine Revel pour « Grand Silence », paru chez Glénat en 2022. Préalable indispensable à ce projet d’adaptation, l’autrice avait pu échanger depuis l’été 2022 avec Annick Cojean sur la genèse de ses reportages, les souvenirs – encore à vif – de ses rencontres, ainsi que diverses anecdotes et émotions. Pour sa part, le style de la dessinatrice Tamia Baudouin (« Artémisia » en 2017, « Dans la forêt des lilas » ou « Contes de Charles Perrault » en 2019) alterne ici entre scènes en couleurs, traitées sans hachures, et d’autres où le trait noir devient plus saturé. Un dessin alors volontairement plus brouillon, afin d’exprimer la violence et la barbarie…
En couvertures des deux éditions proposées (classique et tirage de tête), les lecteurs retrouvent le travail mémoriel porté par Annick Cojean pour Le Monde. Engagée sur les chemins infernaux de l’Histoire du XXe siècle, la reporter semble circuler dans une forêt apocalyptique et mortifère, dont les troncs, racines ou ramifications puisent aux sources des souvenirs, de l’inexprimable ou de l’indicible. Derrière elle, telles des fantômes ou des spectres torturés, les silhouettes des victimes juives et de leurs bourreaux nazis apparaissent, tous incarnant de fait le but poursuivi par la journaliste : soit, au-delà du télescopage annoncé avec le passé, vouloir retrouver des traces et des visages, des témoignages et des actes ; des traumatismes et des violences, aussi… Et si des bourgeons repoussaient miraculeusement de ces arbres calcinés, comme l’illustrent les premières planches de l’album ? Collecter des témoignages, ce afin de repenser la charge de la responsabilité collective : comment transmettre pour ne plus reproduire, refuser pour soi-même l’acte de déshumanisation de l’autre. Une portée historique, éthique et philosophique, peut-être entièrement contenue dans ce seul dialogue, extrait d’un échange – et ce n’est pas un hasard anodin – entre Annick Cojean et des enseignants, dans une salle de classe de l’Allemagne réunifiée : « La tendance actuelle est de sortir de l’abstraction… Nous devons nous réapproprier notre histoire d’avant la rupture, retrouver les visages, les souvenirs, les racines de notre communauté explosée… »
Précisons que les travaux d’Annick Cojean, initiés en 1994 et remis à l’honneur à travers cet album, s’inscrivaient plus largement dans une période devenue propice aux recherches et initiatives mémorielles concernant la Shoah : archives de l’ex-URSS enfin accessibles, nouvelle génération d’historiens (aux USA et en Allemagne), entretiens filmés des Fortunoff Video Archive fort Holocaust Testimonies (dès les années 1970) et succès d’œuvres tels « Shoah » (Claude Lanzmann, 1985), « Maus » (Art Spiegelman, 1986-1991) ou « La Liste de Schindler » (Steven Spielberg, 1993).Dense et émouvante, l’adaptation en bande dessinée devient une nouvelle entreprise mémorielle inscrite au croisement des genres (conte fantastique, horreur, historique, roman d’apprentissage, fable philosophique, BD du réel). La narration est complétée par un dossier documentaire de 14 pages, intégrant notamment une interview de Tal Bruttmann, historien et spécialiste de la Shoah. Comme le rappelle ce dernier, attention à l’antisémitisme, idéologie rampante qui « rêve toujours de tourner cette page d’Histoire ».
Philippe TOMBLAINE
« Les Mémoires de la Shoah » par Tamia Baudouin et Théa Rojzman, d’après Annick Cojean
Éditions Dupuis (25 €) – EAN : 9782808504881
Parution 24 janvier 2025
Édition spéciale – tirage de tête, par Tamia Baudouin et Théa Rojzman, d’après Annick Cojean
Éditions Dupuis (38 € ; 144 pages ; 999 ex. avec jaquette – frontispice n°/s) – EAN : 9782808510103
Parution 24 janvier 2025