Avec « L’Abîme de l’oubli », Paco Roca retrouve la mémoire du passé…

Comme la plupart des Espagnols de sa génération (et des suivantes), le dessinateur Paco Roca (1) a grandi dans l’amnésie du passé récent de son pays, notamment de la répression franquiste : un sujet que l’on n’abordait jamais à l’école et dont on ne parlait guère en société, alors qu’il suscite aujourd’hui des débats passionnés. C’est de cette ignorance qu’est né son intérêt sur cette période de l’après-guerre d’Espagne : ce qui a abouti à la réalisation de ce pavé aussi sensible que rigoureux sur des années d’épouvante. Avec le scénariste et journaliste Rodrigo Terrasa, il y évoque la quête, autant personnelle que collective, d’une femme qui veut retrouver la dépouille de son père ou encore l’histoire d’un fossoyeur qui, au péril de sa vie, a permis à bien des familles de garder espoir…

Alors que la guerre civile a été gagnée par les franquistes depuis quasiment un an, l’agriculteur José Celda, condamné pour « adhésion à la rébellion », fait partie des prisonniers républicains qui ont été fusillés et enterrés dans une fosse commune près de Paterna (dans la province de Valence), par le régime en place, le 14 septembre 1940 : les rares survivants, blessés et agonisants, ayant été abattus à bout portant par l’officier commandant le peloton. Les historiens estiment entre 600 et 800 le nombre de ces « carrés des indigents » (devenus aujourd’hui des lieux de recueillement où chaque nom est gravé sur un carreau de céramique, souvent accompagné de fleurs et de couronnes mortuaires), lesquels ont contenu, parfois, plusieurs milliers de cadavres des partisans assassinés.

Des décennies après, la démocratie ayant repris ces droits après le décès du général Franco, des efforts ont commencé à être déployés pour identifier les victimes et restituer les dépouilles à leurs familles. C’est ainsi que, 70 ans plus tard, Pepica, la fille de José âgée de huit ans au moment de l’exécution, parvient à localiser les restes du corps de son père et remue ciel et terre pour qu’ils soient extraits du charnier, afin qu’ils reposent dans une tombe individuelle : que son géniteur ait une sépulture correcte…

Au cours de son parcours douloureux au cœur d’une nation qui a choisi l’oubli, elle découvrira quel fut le rôle de l’employé de cimetière humaniste et héroïque Leoncio Badía Navarro : il a été essentiel à ses efforts commémoratifs. En effet, cet homme fit de son mieux pour enterrer dignement les victimes, récoltant dans des flacons les noms et de petits effets de ces derniers : boutons, tissus ou mèches de cheveux…

Ces fragments deviendront cruciaux à l’identification des corps, bien des années plus tard : un travail d’anthropologie assumé, entre autres, par une jeune archéologue enceinte. Celle-ci apporte alors non seulement le recours de la science, mais aussi son engagement citoyen : deux éléments indispensables pour mener à bien cette entreprise de récupération de la mémoire. Elle symbolise ainsi parfaitement le lien entre le passé, le présent et l’avenir : la narration — toujours fluide, même sur certains passages plus didactiques qui s’appuient sur de rigoureuses recherches historiques — étant habilement organisée en un constant va-et-vient entre les époques.

Tout au long des presque 300 pages au format à l’italienne (comme son précédent ouvrage « Retour à l’Eden » aux mêmes éditions Delcourt) de cette mise en lumière des cicatrices laissées par la guerre civile et la dictature franquiste, le dessin ligne claire de Roca, à la fois sobre et évocateur, autant précis que poétique, participe à la lisibilité du propos, insufflant même une émotion brute et palpable. Cette sensibilité, ainsi que la véracité de l’histoire (c’est après avoir rencontré Pepica Celda que Rodrigo Terrassa, journaliste à El Mundo, a proposé à Paco Roca de faire une bande dessinée de son histoire et de son combat) a certainement contribué au mérité succès obtenu par ce roman graphique, lors de la sortie de l’édition originale ibérique en décembre 2003, sous le titre « El Abismo del olvido » aux éditions Astiberri.

Gilles RATIER 

(1) Sur Paco Roca, voir, par exemple, sur BDzoom.com : Retour émouvant aux sources familiales pour l’Espagnol Paco Roca !Paco Roca, entre Hergé et Pratt, avec une passionnante enquête sur un trésor perdu en mer…Parfaire ses connaissances sur le 9e art et la musique avec le nouvel opus de Paco Roca !« La Maison » par Paco Roca« La Nueve » par Paco RocaUn auteur espagnol traite de la crise de l’euro en BD !« L’Hiver du dessinateur » par Paco Roca, « L’Ange de la Retirada » par P. Roca et S. Dounovetz« Rides »« Les Rues de sable »

« L’Abîme de l’oubli » par Paco Roca et Rodrigo Terrasa

Éditions Delcourt (29,95 €) — EAN : 9782413088714

Parution 22 janvier 2025

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