« Jules Matrat » : après la guerre…

Paisible paysan de Haute-Loire ne demandant qu’à cultiver son pays et l’amour pour sa fiancée Rose, Jules Matrat fut arraché à sa terre par la Grande Guerre… À son retour, l’homme n’était plus le même. Avec justesse et sensibilité, Serge Fino adapte en trois tomes le roman de Charles Exbrayat, initialement publié chez Gallimard en 1942. Où comment parler d’amitié, de traumatismes et des difficultés à retrouver une vie normale, à travers la détresse d’un personnage hanté par l’horreur des batailles et la perte d’un compagnon d’armes. Paru en ce début d’année, le T2 raconte avec émotion le poids de la Première Guerre mondiale sur les relations familiales et amoureuses : un album traité en couleurs directes par Serge Fino, lequel s’affirme là comme un auteur historique incontournable.

Documents de travail de Serge Fino (2025).

Couverture et première planche du T1 (Glénat, 2024).

« À l’Ouest rien de nouveau » (Erich Maria Remarque), « Les Croix de bois » (Roland Dorgelès) « Voyage au bout de la nuit » (Louis Ferdinand Céline) ou plus récemment « Au revoir là-haut » (Pierre Lemaître, 2013) ont tous offerts des perspectives saisissantes sur les séquelles physiques et psychologiques subis par quelques huit millions de combattants français (1,4 million de morts ; 4 millions de blessés). Après le 11 novembre 1918, la démobilisation de soldats provoqua à son tour d’immenses problèmes, tant humains que matériels ou industriels : comment reclasser un si grand nombre d’hommes sur le marché du travail ? Comment réintégrer l’humble vie quotidienne des gens ordinaires, quand la plupart des poilus – devenus taiseux, violents, alcooliques ou paranoïaques – demeuraient marqués à jamais par les cauchemars vécus dans les tranchées ? Autant de questionnements et de silences qui traversent le récit romanesque de Charles Exbrayat (1906-1989) : résistant FTP de la Nièvre, scénariste et auteur connu pour ses romans policiers et d’espionnage (dont la série « Imogène »), ainsi que pour ses adaptations cinématographiques de Georges Simenon, Henry Bordeaux et Henry Bataille.

Planche 3 (T1, Glénat, 2024).

Recherches graphiques par S. Fino.

Dans le premier volume de la trilogie développée par Serge Fino (paru en juin 2024), le lecteur était directement confronté au déchirement entre l’homme et sa terre de Chervagne : village imaginaire du massif du Pilat, entre Loire et Rhône. Pendant que Jules Matrat lie une solide amitié avec Louis Agnin (un paysan originaire des Alpes), la vie de l’arrière est bientôt télescopée par les sombres courriers du ministère : es derniers répandant les annonces des décès des conscrits dans les familles. Dès les premières planches, l’approche littéraire s’empare de toute l’atmosphère du récit, alternant entre dialogues ciselés et descriptions psychologiques. La belle lumière des champs et des fermes de Haute-Loire cède la place à la grisaille pluvieuse du front, puis à l’alternance des saisons : autant de séquences magnifiquement rendues par les couleurs directes de Serge Fino, Peu à peu, pourtant, ce sont les changements de personnalité de Jules qui imprègnent tous les degrés de l’album : « Même avec la meilleure volonté, nul n’était capable de combler et de comprendre le fossé séparant le décor apocalyptique du front du monde tranquille de la paix… Toutes ces histoires faisaient que le soldat, si longtemps éloigné, devenait peu à peu un étranger, sauf pour les mères qui souffraient sur un plan différent de celui des hommes… » (extrait p. 54). S’isolant malgré lui de sa famille et de Rose, obsédé par l’amitié et par l’horreur, incapable de déclarer pleinement son amour de la vie, Jules n’est plus celui qu’il était il y a quelques mois. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, une silhouette combattante anonyme, telle que le montre avec efficacité le visuel de couverture.

Planches 1 et 2 (T2, Glénat, 2025).

Le tome 2, paru depuis le 2 janvier, approfondi l’analyse des relations entre Jules, Rose et leurs familles respectives de Chervagne, à l’heure de l’Armistice et des mois suivants. L’heure des prières (couverture) pour une femme désormais enceinte, alors que Jules ne parvient que très difficilement à oublier les canons et les cris, et encore moins à raconter la « boucherie » de la guerre. L’incompréhension de ses proches, inévitablement, fera bientôt place aux reproches, alors que les disparus deviennent les seuls considérés comme d’authentiques héros de la guerre, puisque morts pour leur patrie… De fait, Jules pleure Louis, tombé lors d’une délicate opération nocturne, et se mure dans un douloureux silence. Rose, à ses côtés, tente de le comprendre tandis que Jules hésite entre oublis et promesses. Exbrayat et Fino disent tout, pour leur part, des difficultés à cultiver la terre, à retisser des relations entre parents et enfants, à se réinscrire dans le monde des vivants, à aimer et fonder une famille, à ne pas se laisser absorber par un esprit mortifère devenu obsessionnel. Laissant la monstration explicite de la guerre dans les marges, ces deux premiers albums accordent une très large part aux séquences émotionnelles très fortes, avec un réalisme déconcertant. Ce, pourtant, selon l’esprit finement précisé par Exbrayat lui-même lors d’un entretien journalistique dès 1941 : « Êtes-vous romancier, Charles Exbrayat ? – L’âme paysanne m’attire. Et poète ? – Si la poésie peut se passer des vers, oui ! »

Suite et fin de « Jules Matrat » attendue en août 2025 avec un dernier volume de 64 pages. Esprit making-of oblige, nous cédons la parole dans les lignes suivantes à Serge Fino, qui revient sur la genèse et les intentions de cette trilogie :

« Je voulais traiter de la période Première Guerre mondiale, mais en évitant les trucs déjà vus et revus, comme Verdun, les tranchées ou la guerre traitée à la manière de Tardi. Je souhaitais plutôt raconter le conflit vu par le prisme et le regard de gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires, en l’occurrence des paysans d’un petit village de Haute-Loire, avec une vision moins classique et plus psychologique. Je me suis donc mis à la recherche de romans qui pouvaient correspondre à cette vision, et qui seraient adaptables en bande dessinée. J’ai listé et acheté une dizaine de livres qui pouvaient éventuellement faire l’affaire et je me suis très vite rendu compte que la moitié était difficilement adaptable pour diverses raisons : unité de temps trop limitée, trop de texte et pas assez de dialogues, etc. »

Recherches pour les couvertures

« Mon choix s’est arrêté sur « Jules Matrat », le premier roman de Charles Exbrayat, surtout connu pour ses romans policiers. Il y avait dans ce livre tout ce que je recherchais. Après avoir confié le soin à mon éditeur, Glénat, d’acheter les droits, je me suis mis en quête d’aller sur place, en Haute-Loire (alors que le roman original se passe dans la Loire). Il me fallait une ferme assez esthétique : celle que j’ai trouvée est une bâtisse typique du début du XXsiècle en Haute-Loire. J’ai juste modifié le nom de la « grande ville » la plus proche du village évoqué, dans la mesure où le chef-lieu de la Haute-Loire est le Puy-en-Velay, alors qu’il s’agit de Saint-Étienne dans le roman de Charles Exbrayat. »

Crayonné pour la planche 23 (T2).

« Après avoir prédécoupé le livre en séquences, je me suis attelé au découpage. J’ai volontairement occulté certains passages qui ne me semblaient pas indispensables, parce que j’étais limité par le fait que je devais adapter le récit en trois fois 62 planches et que, dans ces cas-là, on ne peut pas tout conserver. Puis, sont venus les classiques recherches de personnages, décors, costumes, etc. J’ai même poussé le vice jusqu’à chercher à quelle heure avait sonné le tocsin ce 2 août 1914 pour que l’ombre des arbres, des bâtiments et des personnages soit cohérente ! Le plus compliqué a été de retranscrire l’émotion que j’ai ressentie à la lecture du roman, afin de traduire la beauté et la tristesse en même temps… »

Crayonné pour la planche 57 (T2).

Philippe TOMBLAINE

« Jules Matrat T1 : Livre 1 » par Serge Fino, d’après Charles Exbrayat

Éditions Glénat (15,50 €) – EAN : 9782344054512

Parution 5 juin 2024

« Jules Matrat T2 : Livre 2 » par Serge Fino, d’après Charles Exbrayat

Éditions Glénat (15,50 €) – EAN : 9782344062142

Parution 2 janvier 2025

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>