Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Planète Arédit » : un certain Monsieur Keirsbilck…
Après l’âge d’or des années 1930, né de l’arrivée des grands héros américains et caractérisé par ses journaux de grand format, le manque de papier au cours — et après — la Seconde Guerre mondiale incite les éditeurs à proposer des magazines au format à l’italienne et à la pagination modeste. De ces journaux naîtront les illustrés populaires pour enfants, aux couvertures bariolées, baptisés avec dédain par leurs détracteurs « la presse de gare ». Lug, Mon Journal, Impéria, Sagéditions et Artima en sont les fleurons. Benoît Bonte, qui a travaillé pendant huit ans au sein de l’atelier de dessin de la maison d’édition créée à Tourcoing par Émile Keirsbilck, évoque avec une précision remarquable l’histoire d’Artima, devenu Arédit. Une épopée incroyable où tout ne fut pas rose…
C’est en 1942, sous l’occupation allemande, qu’Émile Keirsbilck (1919–2012), alors représentant en calendriers pour la firme Oberthur, crée avec deux associés (Fernand Hanselin et René Deflandre) la société Artima : acronyme de ARTisant en IMAgerie. Dans un premier temps spécialisé dans les calendriers, les coloriages et les livres pour enfants, Keirsblick, bien que n’appréciant pas la bande dessinée, se lance, dès 1943, dans la publication de journaux proposant uniquement des bandes dessinées.
Premier venu parmi les dessinateurs, Roger Melliès est rejoint par Bob Dan (Robert Dansler), Jean Trubert, Jean-Paul Decoudun, Jean-Augustin Dupuich, Dut (Pierre Duteurtre), Raymond Cazanave, les frères R.R. Giordan, André Gosselin, Eugène Gire (Eugène Giroud), Gal (Georges Langlais)…
Ils proposent, dans un premier temps, des récits indépendants, très vite remplacés par des héros récurrents qui font encore rêver les (désormais vieux) lecteurs de l’époque : Tex Bill, Vigor, Luc Hardy, Tom Tempest, Red Canyon, Tim et Tom, Toni Cyclone, Tarou…
Sans oublier Docteur Spencer : le héros mythique de Météor !
Le format à la française, baptisé Artima par les amateurs, remplace en 1952 la présentation à l’italienne.
Après son association en 1963 avec les Presses de la cité, Artima devient Arédit, annonçant le déclin des grands héros des années 1950.
Les super-héros et les adaptations de romans pour adultes du Fleuve noir, la multiplication des titres ou une politique éditoriale hasardeuse, sans oublier un déclin des ventes, conduisent Arédit au dépôt de bilan en 1993. Grâce à de nombreux entretiens avec des témoins de l’époque, Benoît Bonte raconte l’histoire de cette maison d’édition d’un autre âge.
Tyrannique avec son personnel, radin, dédaignant ses auteurs, méprisant la bande dessinée et régnant sans partage sur sa société, Émile Keirsblick est unanimement décrié par l’ensemble des intervenants, auteurs, retoucheurs, rédacteurs… et même par son propre fils : Michel. Beaucoup de lecteurs des magazines Artima seront outrés en découvrant ce qu’était le triste personnage dont le nom a figuré pendant 40 ans dans tous les journaux du groupe.
Grâce au travail remarquable de Benoît Bonte, nous suivons au jour le jour le quotidien pesant de ses collaborateurs : de la petite main qui gérait les montagnes d’invendus aux membres de l’atelier de dessin, en passant par les rédacteurs, les retoucheurs…
La lecture des 430 pages de cet ouvrage est passionnante de bout en bout, ponctuée de documents précieux dont on peut parfois regretter la petite taille : mais qu’est-ce au regard du pavé qui nous est offert ?
Un chapitre passionnant est consacré au remontage des pages, un autre à la gestion des stocks — qui étaient impressionnants — de cette usine à papier qu’était Artima : une plongée au cœur d’un pan de la presse BD jusqu’alors inexploré par la plupart des exégètes de l’histoire de la bande dessinée.
Pour avoir eu la chance de rencontrer Claude Vistel (de Lug), Bernard Trout (de Sagédition), Robert Bagage (d’Impéria) ou encore Bernadette Ratier (d’Aventures et Voyages), l’auteur de ces lignes se doit de dire qu’ils n’avaient rien à voir avec le sinistre Monsieur Keirsbilck évoqué tout au long de ce volume.
Son comportement envers les auteurs, maigrement rétribués, qui ont alimenté ses fascicules pendant des décennies en dit long sur le petit despote qui, pendant l’Occupation, avait acheté des confitures avariées pour les revendre au marché noir après les avoir recuites. Des anecdotes comme celle-ci, il en court des quantités au fil des pages de ce pavé, lequel va bien au-delà de la simple histoire d’une maison d’édition.
C’est le 48e volume de l’excellente collection Mémoire vive animée par Philippe Morin chez PLG.
Ce titre étant en partenariat avec les éditions Neofelis, il en existe deux éditions aux couvertures différentes, illustrées pour la première par un dessin inédit de Raoul Giordan.
Un beau cadeau à  placer au pied du sapin !
Henri FILIPPINI
« Planète Arédit » par Benoît Bonte
Éditions PLG/Neofelis (32 €) — EAN 9782917837566 (tirage PLG), EAN 9781090314597 (tirage Neofelis)
Parution 8Â novembre 2024