Aviez-vous, jusque-là, entendu parler d’Eadweard Muybridge ? Certainement pas, ou si peu ! Grâce à Guy Delisle — auteur québécois célèbre pour ses bandes dessinées autobiographiques (dont « Pyongyang », « Chroniques birmanes », « Chroniques de Jérusalem » et « Le Guide du mauvais père ») —, vous allez pouvoir en savoir plus sur ce personnage, injustement oublié par l’histoire, qui fut le premier homme à dompter le mouvement et à projeter un film. À travers cette chronique d’une passion obsessionnelle, Guy Delisle va, avec beaucoup d’humour et avec son caricatural trait stylisé, reconnaissable au premier coup d’œil, vous expliquer comment un type complexe, au sale caractère, voire misanthrope dans l’âme, va réussir à d’arrêter le temps.
Lire la suite...« Le Corbeau » : le crime maudit de la Vologne, 40 ans après…
En octobre 1984 éclate l’affaire Grégory Villemin : non résolue à ce jour, ce Cluedo familial demeure comme le plus mythique des faits divers français contemporains. Après deux docu-BD consacrés à d’autres enquêtes retentissantes (« La Traque », sur le cas Dupont de Ligonnès et « Disparus », sur la tragédie de la famille Godard), les éditions Petit à petit retracent, avec « Le Corbeau », toute la chronologie, les multiples péripéties et les errements d’une enquête où les suspects abondent, sans que la Justice n’arrive à identifier précisément le ou les coupables. Scénarisé et documenté par Béatrice Merdrignac et Tristan Houllemare, dessiné de manière réaliste par Grégory Lê, ce one shot de 180 pages se lit tel un implacable thriller. 40 ans après le drame, cet album remet en perspective l’ensemble des présomptions et des accusations, perdues dans le labyrinthe de la recherche de la vérité… Connaitra-t-on jamais le ou les coupables, et leurs mobiles… au point d’assassiner un enfant innocent ?
En couverture, un sombre corbeau aux yeux jaunâtres et inquisiteurs nous scrute en gros plan… C’est l’un des grands mystères de l’affaire Villemin : longtemps surnommée « affaire du petit Grégory », à la suite de la disparition de Grégory Villemin. Le 16 octobre 1984, vers 21 h 15, la police repêche à Docelles le corps sans vie de cet enfant de quatre ans. Il est retiré de la Vologne : une rivière des Vosges, à sept kilomètres du domicile familial… Les photographies de l’enfant, qui montrent ses pieds, mains et tête liés par des cordelettes, ainsi qu’un bonnet de laine rabattu sur son visage, horrifient toute une région et marquent à jamais l’opinion publique française. Les journalistes arrivent bientôt de Paris et du monde entier pour couvrir l’affaire, laquelle prend très vite un aspect feuilletonesque de plus en plus hors-normes. « Qui en voulait à ce point aux Villemin ? » s’interrogent en parallèle médias et enquêteurs : car Jean-Marie Villemin (26 ans), promu contremaitre depuis février 1981 dans une usine de fabrication de sièges et pièces de voiture, avait pu s’attirer quelques inimitiés ou jalousies. Au point d’enlever et assassiner son fils ? Le jeune cadre et sa femme, Christine (24 ans), venaient de s’installer dans un pavillon « à quarante briques », à Lépanges-sur-Vologne : une commune située à 20 kilomètres d’Épinal et à une centaine de Colmar. Or, dès le courant de l’été 1981, des appels anonymes et menaçants débutent, y compris chez les parents de Jean-Marie. Les Villemin portent plainte et leur téléphone est placé sur écoute par la gendarmerie. Excédés, ils finissent par passer sur liste rouge. Deux intrusions et des dégradations surviennent dans l’automne 1981 et en 1982. Les Villemin s’arment et se barricadent : un enfer au quotidien, qui ne fait pourtant que débuter…
En 1983, après quelque 700 appels anonymes, le ou les corbeau(x) se met à envoyer des lettres aux contenus tout aussi dérangeants : qui peut connaitre autant de détails sur la vie des Villemin et de leurs proches ? Le 17 octobre 1984, une nouvelle lettre anonyme est saisie par les gendarmes, pour être confiée aux techniciens de la Brigade de Recherche : postée à 17 h 15, elle revendique le crime du petit Grégory ! À 17 h 32, ce même jour, c’est Michel Villemin (frère de Jean-Marie) qui reçoit un coup de téléphone : au bout du fil, une voix anonyme annonce : « J’ai tué le fils du chef, je l’ai mis dans la Vologne. » Le Chef, c’est le surnom donné dans la famille à Jean-Marie Villemin. Le 20 octobre, lors des obsèques, 600 personnes sont présentes : au milieu de la foule, habillés pour certains en civil, les gendarmes espèrent que les langues se délient lors de la funèbre cérémonie. Sans succès.
Premières inculpations, menaces ignorées, gestion calamiteuse de l’affaire par l’ambitieux « Petit Juge » Jean-Michel Lambert (littéralement happé par les médias, ce dernier a multiplié les erreurs. Il doit céder sa place en 1987 à Maurice Simon ; hanté par l’affaire, il se suicide en juillet 2017), assassinat de Bernard Laroche le 29 mars 1985 (Jean-Marie Villemin abat son cousin, le considérant comme le ravisseur probable de Grégory), rôle peu glorieux de la presse (qui ira jusqu’à déposer ou fabriquer de fausses preuves…), divers aveux et rétractations de Murielle Bolle (voir plus loin), intervention médiatisée de Marguerite Duras (chargée par Libération de relater ce fait divers, elle érige Christine Villemin en figure féministe), mise en condamnation, puis non-lieu prononcé pour Christine Villemin (du 24 décembre 1987 au 3 février 1993), réouvertures de l’enquête en juin 2000 et décembre 2008 (dans l’optique de retrouver des traces ADN sur les lettres du corbeau), analyse des éléments de l’affaire par le logiciel AnaCrim, incarcération des époux Jacob (grand-oncle et grand-tante de Grégory) et de Murielle Bolle (15 ans en octobre 1984 : était-elle ou non dans l’automobile de son beau-frère Bernard Laroche ? A-t-elle été en présence du petit Grégory le jour du drame ?), remises en liberté, acceptations de nouvelles expertises (en 2021 et 2024)… et questionnements sans fin. Autant de sujets et de points de détail cruciaux, lesquels viennent tous s’intriquer dans cet exceptionnel écheveau judiciaire : au-delà de son dessin très lisible, le grand mérite du « Corbeau », tout au long de ses 21 chapitres, est de restituer parfaitement le fil de l’impensable. Chronologie, thématiques (explicitées au travers des pages documentaires), renvois sur les nombreux ouvrages ou biographies publiées, résumés des verdicts et de l’imbroglio des expertises graphologiques, rien n’est de trop pour espérer s’y retrouver quelque peu dans ce dossier troublant.
Récemment portée sur le petit écran, via la série documentaire « Grégory » (Netflix, novembre 2019), l’affaire ne cesse notamment de mettre en exergue les missives dénonciatrices dignes du Corbeau de Tulle (1917-1922) : une base scénaristique notoire pour le célèbre film d’Henri-Georges Clouzot, « Le Corbeau » lui-même réalisé en 1943 – et sorti l’année suivante – aux heures sombres de la Collaboration, tout en dénonçant habilement les pratiques cyniques du moment. Devenue un très encombrant cold case, l’affaire Grégory n’a à l’évidence jamais cessé de fasciner : recherches d’ADN de parentèle (technique permettant de relier des empreintes génétiques) et audiométrie vocale permettront-elles d’élucider l’affaire et de terminer l’enquête ? Le mystère demeure, entre crime sordide, mensonges, lourds secrets de famille, rivalités et rancœurs probables, atmosphère noire du polar oblige… En définitive, la réalité est ici bien plus forte – ou inquiétante – qu’une quelconque fiction.
Philippe TOMBLAINE
« Le Corbeau » par Grégory Lê, Béatrice Merdrignac et Tristan Houllemare
Éditions Petit à petit (19,90 €) – EAN : 978-2380462104
Parution 9 octobre 2024