« La Débauche » : quand Tardi et Pennac ouvraient la cage à la critique sociale…

Sacrée surprise au jardin des Plantes ! Qui est cet inconnu, retrouvé enfermé dans une cage, en lieu et place des félins ou des primates ordinaires : habile coup publicitaire ? Défense de la cause animale ? Révolte contre la précarité sociale ? Alors que les médias s’interrogent encore, le chômeur est retrouvé pendu… Une double enquête démarre, menée par Justin, flic à l’éthique bancale, et sa petite amie du moment, la vétérinaire du zoo. Croisant avec acidité polar et fable contemporaine, Jacques Tardi et Daniel Pennac dénoncent dans « La Débauche » le libéralisme sauvage. Initialement paru en 2000 et réédité ce mois-ci chez Futuropolis, ce récit à tiroirs n’a, à l’évidence, pas pris une ride…

Encrage pour la planche n° 1 (encre de Chine sur papier ; 27 x 40 cm).

Planche 2 (Futuropolis, 2000-2024).

Comme souvent dans la langue française, le terme de « débauche » trouve sa subtilité sous l’angle polysémique. C’est ainsi tout à la fois un « usage déréglé ou excessif des plaisirs de la vie », un « petit excès inaccoutumé », « une dépravation », mais aussi la « fin de la journée de travail » et, par extension (« débaucher »), le fait de « quitter son emploi », voire de « congédier un salarié » ou d’« être licencié/de licencier ». Entre l’homme qui perd son emploi, ses moyens de subsistance, et celui qui se tourne vers des règles de conduites douteuses, existe tout un arrière-plan sociologique et romanesque dont s’empare ici le duo Pennac-Tardi. L’œuvre de ce dernier, comme on le sait est pleine de récurrences, alimentée par sa compagne Dominique Grange : Paris, ses rues et ses faubourgs, les crimes et monstres de toutes natures, la misère, la révolte et la guerre, les méthodes d’enquêtes et les références feuilletonnesques, le rôle (parfois ambigüe) des femmes, la dénonciation du pouvoir et l’imaginaire SF-fantastique. Ses choix d’auteurs (adaptés ou illustrés), de Céline à Jean Vautrin (« Le Cri du peuple », 2001-2004), de Léo Malet à Didier Daeninckx (« La Der des ders », 1997), de Géo-Charles Véran (« Jeux pour mourir, 1992 ») à Pierre Siniac (« Le Secret de l’étrangleur », 2006) ou donc Pennac, dessinent des cohérences affectives, politiques, alimentant des imaginaires confrontant souvent violemment les thèses gauchistes et celles d’extrême-droite.

Couvertures pour la version classique et le tirage de tête (Fututopolis-Gallimard, 2000).

Sérigraphie accompagnant le coffret « La Débauche » (2001).

Version poche (Folio, 2012).

Paru pour la première fois en janvier 2000 dans la collection Futuropolis/Gallimard, « La Débauche » amalgame presque tous les éléments précités. Réédité en novembre 2009, puis octobre 2012 (version poche chez Folio), l’album de 70 planches arbore initialement un premier plat où fourmille une galerie de protagonistes hétéroclites et parfois décalés. Semblent se détacher de cet improbable portrait de groupe, surmonté d’une immense tête de tigre (surnommé Georges), les figures de Lili (vétérinaire), du Capitaine (laborantin arborant une tenue coloniale), du chômeur anonyme, de la patronne de la PJ (qui adopte le physique du commissaire Lohmann dans « M le Maudit »), de Justin (inspecteur de la police judiciaire), de Monsieur Hélas (peintre de rue) et une femme habillée en léopard. Plusieurs indices, tels l’insistance sur la bague au premier plan, la présence de policiers (voir le « 22 » emblématique…), une pipe et un cigare, les regards suspicieux ou l’éternelle blonde fatale, laissent deviner un récit façon polar. Mais que viennent faire les animaux dans cet écheveau – a priori – alambiqué ? Ils connotent à la fois le cadre (la ménagerie du jardin des Plantes, lieu que Tardi aime aussi représenter dans la série « Adèle Blanc-Sec »), la « débauche » explicite et satirique des excès humains (lesquels virent du côté bestial), l’effet-miroir associé à l’homme encagé et les multi-références potentielles aux littératures policières, des brigades du tigre aux séries « Le Gorille » (par Dominique Ponchardier) et « Le Tigre » (par Louis Rapière). La lecture des planches de « La Débauche » laisse également transparaitre d’autres passerelles, entre amitiés et hommages : Tardi cite son héroïne Adèle (via sa salamandre) et « Nestor Burma » (en illustrant sa secrétaire, Hélène Châtelain), croque le romancier Tonino Benacquista et son mémorable commissaire boulimique Richard Séléna (« L’Outremangeur », album paru en 1998 et adapté au cinéma en 2000 avec Éric Cantona), ainsi que le complice Jacques de Loustal, véritable auteur des compositions picturales de M. Hélas.

Planche n° 18 (encre de Chine sur papier ; 39,6 x 28,3 cm) et version colorisée.

Sur la cage où le chômeur s’est enfermé apparait la mention : « Homo Sapiens, Labore Carens, chômeur, Europe . Autrement dit « Privé de travail ». Là est le cœur d’une intrigue semi-loufoque qui ira crescendo, cadavre oblige : l’œil inquisiteur des caméras de TV et des paparazzis n’y suffira pas, et il faudra donc que les protagonistes s’interrogent, Tardi prenant un malin plaisir à dessiner rues et immeubles contemporains, mais aussi morgue, commissariat, bureaux, rame de métro, chambres, salon ou lieu d’exposition, comme autant de scènes fugitives, autant de tableaux dessinant une fresque dérisoire, sans véritable héros ni morale finale. Si la faim justifie souvent les moyens, la prédation est ici au bord de l’indigestion chronique. La preuve en est : la (fausse) société Katy Dog, responsable de licenciements abusifs, est réduite à une dérisoire boite de pâté animalière confinant à l’aliénation de l’individu. Ne nous étonnons pas que la réédition de « La Débauche », fable sociale et amère, aussi cynique qu’engagée, adopte ce point de vue dénonciateur en couverture. Une histoire de vices, de linges sales et de vertus…, à moins qu’il ne s’agisse d’une sacrée mise en boite !

Affiche offset recto-verso (éd. Christian Desbois, Futuropolis/Gallimard, 2000).

Philippe TOMBLAINE

« La Débauche » par Jacques Tardi et Daniel Pennac

Éditions Futuropolis (19 €) – EAN : 978-2754844123

Parution 6 novembre 2024

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