Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Minuit passé » : des souvenirs à fleurs…
Insomniaque depuis toujours, Guerlain revient vivre au début du XXe siècle dans le manoir de son enfance, en compagnie de son fils Nissé… Leur quotidien bascule dans le fantastique avec l’irruption de trois corneilles, prélude à d’étranges observations. Les murs de la bâtisse cacheraient-ils une obscure menace ? Après « Le Jardin, Paris » (2021), délicat récit abordant l’affranchissement des genres, Gaëlle Geniller livre un superbe one shot : un titre qui se glisse très subtilement entre rêves et cauchemars, accents gothiques et ésotériques, ombres et couleurs…
Née dans le Rhône en 1996, devenue la titulaire d’un BTS en dessin d’animation et passionnée de bande dessinée depuis son adolescence, Gaëlle Geniller réalise son premier album chez Delcourt en 2019 (« Les Fleurs de grand frère »). Trait tendre et expressif, exploration des sentiments, langage des fleurs, expression de la différence et acceptation de soi s’y affirment comme des thèmes majeurs, sinon déjà récurrents chez une autrice encore en devenir. Contextualisé dans les années 1920, « Le Jardin, Paris », son album suivant, est très logiquement tout empreint du style Art déco : toilettes, coiffures, vêtements et objets y sont traités avec le même soin que les personnages, dont Rose, effeuilleuse sensuelle derrière laquelle se cache un jeune homme. Confronté dans un cabaret parisien aux préjugés du monde extérieur, ce dernier ouvrait le chemin d’une exploration, très tendre et pudique, des questionnements liant passions, épreuves et forces de vie.
Si « Minuit passé » reprend à son tour une bonne part des éléments et thématiques citées précédemment, le récit les enrichit d’une multitude de sujets rattachés au fantastique, à l’irrationnel, à la peur, aux angoisses et aux cauchemars. Naviguant de manière multi-référentielle entre Poe (les corneilles remplacent « Le Corbeau », 1845 ; voir aussi « Le Portrait ovale » en 1842), Maupassant (« Apparition » en 1883, « La Nuit » en 1887), Conan Doyle (« Les Fées sont parmi nous » en 1922, « Histoire du spiritualisme » en 1926) et Philippa Pearce (« Tom et le Jardin de minuit » (1959), adapté en BD par Édith en 2015) l’autrice joue des mystères oniriques et d’une fascination-répulsion très enfantine pour l’inconnu. De fait, en explorant tour à tour les différentes pièces du manoir Drosera, le récit dévoile peu à peu les mystères liant le passé et le présent des deux principaux protagonistes : Guerlain Drosera, restaurateur d’œuvres d’art, et son fils Nissé, âgé de sept ans, dont l’étymologie du prénom renvoie par ailleurs aux créatures légendaires du folklore scandinave. Loin de suivre une trame spectrale et gothique digne du film « Les Autres » (Alejandro Amenábar, 2001), l’album, volontiers tendre et mélancolique, emprunte d’autres chemins pour raconter, entre les murs et les êtres, les vertus du silence ou de la parole, de la lecture et des arts, des relations familiales comme de la communication entre l’homme et le monde animal.
En couverture, « Minuit passé » dévoile son cadre Art déco dans un jeu relativement inquiétant d’ombres et de lumières. L’énigmatique et noirâtre silhouette centrale, entourée de trois corneilles symboliques, évoque aussi bien la Mort que diverses déités plus ou moins maléfiques (le dieu de l’éternité nordique Odin, accompagné des corbeaux mémoriels Hugin et Munin ; les corbeaux créateurs ou rusés de la culture Inuit, etc.). Observons que le long peignoir blanc-vert atténue néanmoins cette première impression négative en adoucissant l’ensemble ; en reliant également le premier plan et l’arrière-plan (autrement dit le présent et l’ailleurs ou le passé) sous le chambranle de la porte, éternel passage ou seuil entre deux mondes. La présence de petits yeux inquisiteurs, omniscients, pousse les marqueurs du surnaturel et de l’inexplicable dans les ombres du titre : que se passe-t-il réellement une fois « Minuit passé » dans cette maison à la décoration très bourgeoise ? Discrètement, et style Art déco oblige, la présence florale façonne harmonieusement l’environnement, permettant là encore un malicieux double langage : le vert iconique du registre fantastique, soutenu et complété par les couleurs chaudes associées aux espaces ensoleillés. Plutôt présentés comme de curieux témoins, les corvidés apparaissent au final ici comme des passeurs : alors que Guerlain, éternel insomniaque, n’a aucun souvenir de son passé, tout – tableaux, miroirs, couloirs, portes, canapé… et livre/album – devient ici propice au réveil des mémoires.
Subtil et poétique, « Minuit passé » témoigne à chaque planche d’un monde-univers méticuleusement façonné par l’autrice tel un film d’animation, comme le révèle le dossier making-of final (les 20 pages de « Derrière le rideau »), qui dévoile – entre autres détails – le plan du manoir ou l’évolution d’une histoire d’abord imaginée en noir, blanc et valeurs de gris, à la manière des anciens films. Les preuves et indices, s’il en fallait, que rien n’a été totalement laissé au hasard… Hallucination ou réalité ? La lumière montre quelquefois l’ombre, et la vérité le mystère.
Philippe TOMBLAINE
« Minuit passé » par Gaëlle Geniller
Éditions Delcourt (25,50 €) – EAN : 9782413078944
Parution 30 octobre 2024