Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Javier, Faustine, Marc et les autres : les « Connexions » de Pierre Jeanneau…
C’est en janvier 2016 que Pierre Jeanneau, scénariste et dessinateur, lança le fanzine titré « Ghost Trail » : le premier chapitre de sa série « Connexions ». Ces petites publications parurent avec régularité et, en octobre 2020, les éditions Tanibis regroupèrent les six premiers numéros sous le titre de « Faux Accords ». Quatre ans après, les six autres chapitres sont regroupés dans un second tome (« Châteaux de sable »), concluant le diptyque de Pierre Jeanneau.
En octobre 2010, Pierre Jeanneau participait à la création des éditions Polystyrène, dont l’idée directrice est d’inventer de nouvelles formes de livres, au-delà de traditionnelles pages reliées. Leurs ouvrages doivent être manipulés, afin d’en connaître le contenu : il faut déplier ces livres-objets, les dérouler ou les assembler pour les lire.
C’est donc aux éditions Polystyrène que parut le premier livre de Pierre Jeanneau : « Heavy Toast », en 2011, l’année où il obtint son diplôme à l’École européenne supérieure de l’image (EESI) d’Angoulême. Album de science-fiction, « Heavy Toast » est un corpus de 30 pages sous coffret, non reliées, permettant une narration différente suivant l’ordre dans lequel les pages sont lues.
Toujours en recherche d’expérimentation sur le médium de la bande dessinée, Pierre Jeanneau réalise, en 2014, une bande dessinée numérique scénarisée par Romain Bonnin, en collaboration avec le service des musées d’Angers : « Le Portrait d’Esther » (toujours disponible en ligne). Pierre Jeanneau se lance ensuite, à partir de 2016, dans son projet au long cours : « Connexions ».
« Faux Accords » — le premier tome — nous avait présenté un groupe de quatre amis : Javier, Faustine, Marc et Judith, lesquels avaient réalisé un road trip ensemble par le passé. Quand commence l’album, le groupe a évolué : Javier et Faustine se sont séparés ; Judith est partie faire un tour du monde ; The Skip Tracers — le groupe de rock formé par Javier et Marc — s’est dissous. Autour de ce quatuor gravitaient aussi Assia (une disquaire indépendante), Matthew (le compagnon de Marc et ambulancier), Deborah (une collègue de Faustine et future maman) et Samuel (le futur papa et ancien patron d’Assia lorsqu’il gérait un garage de moto). Le retour de Judith ravivait des souvenirs qui auront de dramatiques conséquences.
Ce deuxième tome (« Châteaux de sable ») introduit de nouveaux personnages, impliqués par le dénouement du tome précédent. Il s’agit de Julian (un étudiant employé dans un restaurant), sa sÅ“ur Audrey (qui travaille dans la même librairie que Javier), Ned (le nouveau compagnon de Faustine) et sa fille Janis, Orlane (la sÅ“ur de Matthew, co-gérante du Rossignol : un tiers lieu installé sur une friche industrielle)….
L’admirable écriture du récit n’a d’égale que la minutie du trait de Pierre Janneau et ses trouvailles graphiques qui inventent un dispositif narratif unique. Pour ce faire, il utilise une construction en doubles pages, comme une sorte de cinémascope permettant de suivre au plus près ce chœur de personnages aux vies incroyablement touchantes.
Il choisit d’utiliser un point de vue axonométrique : une représentation spatiale où les trois axes sont dessinés de manière bidimensionnelle, couplée à une représentation en coupe des bâtiments permettant de suivre l’avancée des histoires.
L’espace dans lequel évoluent les personnages se construit aussi avec leurs déplacements. Une fois le décor installé, chaque protagoniste évolue alors dans une sorte de poursuite lumineuse où les échanges entre personnes s’effectuent dans une suite d’hexagones. Les différentes ambiances créées par les teintes nous renseignent également sur la temporalité des séquences.
Au fil de ses histoires, Pierre Jeanneau intègre des questionnements sociétaux — tels que la gentrification, l’état des services de santé, l’aide aux réfugiés… — aux interrogations personnelles rencontrées par ces personnages au cours de leur parcours de vie. La virtuosité de l’auteur nous place dans un monde situé quelque part entre Chris Ware, Robert Altman, Marc-Antoine Mathieu et Claude Sautet : un monde à l’image du nôtre.
Cette chronique est dédiée à Philippe Ory — qui a notamment réalisé les couleurs de cet album —, disparu dans la nuit du 18 au 19 août.
Brigh BARBER
« Connexions T2 : Châteaux de sable » par Pierre Jeanneau
Éditions Tanibis (23 €) — ISBN : 978-2-84841-080-7
Parution 6Â septembre