« Écoute s’il pleut » : roue du temps et vieux moulins…

Dans la Normandie des années 1960, en vacances avec sa grand-mère, Daniel passe le temps comme il peut. Il rencontre par hasard Paul : un adolescent qui habite l’un des trois moulins des alentours, surnommé Écoute-s’il-pleut. Les deux garçons se lient d’amitié, mais, lors d’un soir de tempête, Paul disparait… Réveillant les souvenirs d’antan, Rodolphe et Patrick Prugne jouent avec les époques, de la Seconde Guerre mondiale aux années 1980 : un one-shot doux-amer, dont l’atmosphère mystérieuse et les parfums d’enfance perdue évoquent quelques grands classiques littéraires.

Aux côtés de ses activités de galeriste, Daniel Maghen a créé avec succès, depuis 2005, une maison d’édition publiant à la fois des albums, des biographies en images, des ouvrages d’illustrations, des romans illustrés et des catalogues d’expositions. Depuis « Canoë Bay » (mars 2009 ; scénario par Tiburce Oger) et « Le Temps perdu » (mai 2014 ; dessin par Vink), Patrick Prugne, puis Rodolphe, se sont successivement associés à Maghen, avec lequel ils ont séparément réalisé plusieurs titres notables. Citons pour mémoire « Frenchman » (2011), « Pawnee » (2013), « Iroquois » (2016), « Vanikoro » (2018), « En remontant les grandes eaux » (2019), « Tomahawk » (2020) et « Pocahontas » (2022) pour Patrick Prugne, qui a accoutumé ses lecteurs aux sagas indiennes, inscrites entre paysages et récits de la Nouvelle France. Rodolphe n’a pour sa part pas démérité avec les trilogies « TER » (2017-2019) et « Terre » (2020-2023), toutes deux dessinées par Christophe Dubois, « Iruene » (2022 ; dessin par Griffo), « L’Or du temps » (2023 ; dessin par Oriol) et « Naufrageurs » (2023 ; dessin par Laurent Gnoni). Inlassable raconteur d’histoires, Rodolphe prépare à l’heure actuelle un nouvel album pour 2025, avec son ami Christophe Dubois.

Couvertures pour « Pocahontas » et « Naufrageurs » (éd. D. Maghen, 2022 et 2023), précédents ouvrages des auteurs.

Il était une fois trois moulins... (planche 1 - éd. D. Maghen 2024).

Enfin associés avec « Écoute s’il pleut », Rodolphe et Prugne renvoient à tous les souvenirs d’enfance liés aux années 1960 : vacances campagnardes, marchés villageois, lectures de petits formats (« Capt’ain Swing! », paru en France en juillet 1966 ; « Kit Carson », publié par Impéria dès avril 1956), déambulations près des moulins et rivières, cueillette de fruits et écoute de l’émission « Salut les copains » (lancée en octobre 1959 sur Europe 1)… sans compter les mystères et légendes inhérentes à quelques alentours étranges ou personnalités inconnues. En couverture, le visuel joue de toutes ces références : assis sur un vieux pont de pierres, sa silhouette se miroitant dans les eaux d’une petite rivière, entre fraicheur des eaux et parfums des sous-bois, le jeune Daniel semble emporté par ses rêveries. Or, imagine-t-il celui qui se trouve à côté de lui ? Paul n’est-il qu’une fantasmagorie, ou la réalité retrouvée d’une amitié devenue fantastique ? Le reflet-miroir, dans ce monde verdoyant qui connote la nature et l’irréel, le hasard et la folie, l’espérance et les incertitudes du destin, n’est-il qu’un signifiant des drames passés ? Autant de questions qui renvoient à des marqueurs littéraires, dans lesquels rêves macabres, hallucinations, cauchemars et phénomènes surnaturels côtoient le conte merveilleux, le romantisme exacerbé ou les évocations nostalgiques des merveilleux instants d’enfance perdus. Ce, de Guy de Maupassant à « L’Attrape-cœurs » (J. D. Salinger, 1951) en passant par Alain-Fournier (« Le Grand Meaulnes, 1913 ») et « Peter Pan » (J. M. Barrie, 1911), sans même évoquer les œuvres de Proust, Pagnol ou Bazin.

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Etapes de travail (sources : FB de P. Prugne).

Maitre aquarelliste, Patrick Prugne transforme de nouveau la nature et les éléments de ses décors normands en véritables personnages. Les auteurs rejoignent sur ce point les ambiances développées par le Belge Didier Comès (via quelques corbeaux…) ou le Liégeois Jean-Claude Servais avec « Tendre Violette » (Casterman, 1982-2007), « La Mémoire des arbres » (Dupuis, 1994-2004) ou le plus récent « Chalet bleu » (Dupuis, 2018). Entre conte, légende rurale et réalité, rappelons en définitive que la poétique expression « Écoute-s’il-pleut » renvoie, elle aussi, vers différentes réalités : d’abord le bruit associé aux moulins à eau bâtis sur un cours d’eau au débit irrégulier, et ne fonctionnant que s’il pleut suffisamment. Une rivière canadienne, tout autant que plusieurs lieux-dits français, en ont tiré leurs toponymes. Ensuite, plus symboliquement, l’expression désigne un homme peu entreprenant, s’arrêtant au premier obstacle. La phrase, enfin, connote la promesse illusoire, l’espérance très incertaine… « Après la pluie » (relire André Juillard…), le beau temps, comme le déclamait Sacha Distel (en reprenant la chanson mémorable de « Butch Cassidy et le Kid », 1969) ? Rien n’est moins sûr, en ces temps de dérèglements historiques, psychologiques ou climatiques, d’une époque à la suivante. L’album, au fil de ses 72 pages, raconte nécessairement tout cela, explorant – récit d’apprentissage et enquête obligent – bien plus encore. Une richesse thématique qui apporte indéniablement de l’eau au moulin du récit, belle histoire de souvenirs et de transmissions…

Recherches de personnages.

Apparitions (planches 10 et 11 - éd. D. Maghen 2024).

Illustration pour le tirage de tête (librairie Bulles 2024).

Philippe TOMBLAINE

« Écoute s’il pleut » par Patrick Prugne et Rodolphe

Éditions Daniel Maghen (18 €) – EAN : 978-2-356741882

Parution 28 août 2024

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