Un passionnant portrait d’Hergé, réalisé à partir des noms figurant dans son ultime carnet d’adresses…

Parue en 2007 chez Paquet — sous le titre « Michelle : les mystères de l’Est » —, cette première bande dessinée due à Olivier Marin — avant le succès incontestable de son second ouvrage (le tome 1 des « Enquêtes auto de Margot ») qui le révélera au grand public — est passée un peu inaperçue au milieu de la pléiade d’albums sortis, ceci malgré un prix au festival de Moulins. Voilà que, 17 ans plus tard, les éditions Original Watts ont la bonne idée de redonner une chance aux aventures de Michelle : une étudiante en droit qui se retrouve, en 1963, dans l’univers du renseignement et de l’espionnage, en intégrant le SDECE. Ceci, grâce à un bel album de 88 pages proposant l’histoire d’origine augmentée d’un prologue inédit et éclairant de 11 pages, ainsi que d’un épilogue original de deux planches, le tout agrémenté d’un copieux cahier graphique : un sketchbook, comme on dit maintenant !

Il y aurait, déjà, environ 650 ouvrages d’études consacrés à Georges Remi [alias Hergé] ou sur « Tintin » d’édités : et, pourtant, il en paraît encore, aujourd’hui, d’autres, particulièrement remarquables, que ce soit dans leurs approches ou dans leurs intérêts biographiques… tout en remettant, souvent, les pendules à l’heure ! C’est notamment le cas de l’imposant nouveau livre de Jacques Langlois (400 pages !) : « Hergé et le carnet oublié : l’auteur de Tintin raconté par son dernier répertoire », publié, après plus de quatre ans de recherches, chez l’éditeur genevois Georg, dans sa collection de sciences humaines L’Équinoxe…

Depuis novembre 2007, Jacques Langlois, déjà responsable d’un remarqué « Petit Éloge de Tintin » — paru aux Pérégrines, en 2020 — et coauteur ou conseiller éditorial d’une bonne douzaine d’ouvrages sur le sujet, a la chance de posséder le répertoire retrouvé d’Hergé que lui a offert l’exégète Philippe Goddin (qui l’avait lui-même obtenu de Georges Remi Jr, le neveu d’Hergé, à qui l’avait confié sa tante Germaine Kieckens — première femme d’Hergé — peu de temps avant son décès en 1995) et dans lequel Langlois figure : à la lettre L, évidemment !, comme le précise malicieusement l’historien genevois Michel Porret dans sa judicieuse préface.

Ultime carnet d’adresses, puisque c’est au début de 1978 que le dessinateur — qui avait donc alors un peu plus de 70 ans — s’y est attaqué, avant de tomber malade l’année suivante et de disparaître le 3 mars 1983.

Il s’agit d’un abécédaire de 200 pages scindées en trois colonnes où sont notés patronymes, numéro de téléphone et adresse postale de quelque 360 illustres ou obscurs correspondants : de A, avec le peintre Pierre Alechinsky, à Z, où l’on ne découvre que le nom d’une énigmatique Madame Zücker, grande collectionneuse bruxelloise.

Jacques Langlois, né en 1950 à Paris, avait, dès l’âge de 10 ans, envoyé à Hergé un courrier accompagné de dessins imités des personnages des aventures de Tintin.

Comme leur dialogue épistolaire s’est poursuivi pendant deux décennies, jalonné de plusieurs approches en tête-à-tête à Paris, Bruxelles et Angoulême, cela valut à notre expert de figurer dans ce répertoire : un dispositif de pensée et procédé de classification que Langlois a eu la bonne idée d’utiliser pour enquêter sur les réseaux familiaux, amicaux, professionnels ou même mondains d’Hergé.

Bref, il nous raconte une nouvelle fois la vie du génial, mais complexe, créateur de « Tintin », en l’éclairant de détails souvent inédits, le long de 23 chapitres érudits, où l’on décèle toute la facétie et l’humanité de celui qui est, aujourd’hui, le vice-président de l’association belge Les Amis de Hergé et un spécialiste reconnu de la production de cet auteur.

Ce regroupement des entrées du répertoire compose donc, à sa façon, un portrait original d’Hergé.

Que ce soient par le biais de sa famille (épouses, frère, neveux, nièces…), de ses amis d’enfance (le scout Philippe Gérard…) ou de rencontres un peu plus tardives (le controversé Paul Jamin, l’écrivain d’extrême droite Robert Poulet, le Père Gall…), de ses premiers collaborateurs (Évany, Jacques Van Melkebeke, Edgar P. Jacobs, Guy Dessicy, Marcel Dehaye…), des membres des Studios Hergé (Bob De Moor, Roger Leloup, Michel Demarets, Jo-El Azara, Josette Beaujot, Francine Ferrari… voire son dernier secrétaire Alain Baran) — où l’on remarque l’absence significative de Jacques Martin —, de ses collègues de la bande dessinée (les alors récemment décédés René Goscinny et Paul Cuvelier dont le nom est mélancoliquement biffé en rouge, mais aussi Jacques Laudy, Henri Vernes, Yves Duval, Greg, André Franquin, Jean-Michel Charlier, Liliane et Fred Funcken, Hugo Pratt, Gil Kane, Jean Roba, William Vance, Derib, Jean-Luc Vernal…), de ses éditeurs, journalistes, grands connaisseurs de son œuvre ou relations d’affaires (Raymond Leblanc, Georges Dargaud, Francis Lacassin, Pierre Lebedel, Pierre Tchernia, Jacques Hislaire — le père de Bernard —, Numa Sadoul, Pierre Sterckx…), d’artistes, galeristes et autres célébrités (Haroun Tazieff, Alain Resnais, Luc Beyer, Michel Serres, Nat Neujean, Jean-Michel Folon, l’« infréquentable » Gabriel Matzneff…), ou encore d’Altesses Royales belges (Léopold III, la princesse Paola…) !

Ainsi, se délecte-t-on, à chaque page (dûment annotée et référencée), du démêlage de ce formidable et érudit fil d’Ariane biographique, fort bien écrit et mis en forme, illustré par une bonne cinquantaine de photos souvent peu connues et d’un dessin de couverture réalisé par Mirjana Farkas, d’après un cliché de Jacques Culot datant de vers 1969 : un livre extraordinaire et indispensable à tout amateur d’Hergé et de « Tintin » !

Nous l’avons précisé en introduction, l’actualité tintinesque ne s’arrête jamais ! Aussi, profitons de cet article pour signaler également, mais plus rapidement, deux autres opus tout à fait recommandables, parus récemment, et qui apportent, à leur manière, leur pierre à l’immense jardin hergéesque… (1)

Commençons par « Tintin, au-delà des idées reçues : les 22 contre-vérités sur Hergé et son œuvre » de Patrice Guérin, aux Impressions nouvelles.

L’éditeur nous a habitués aux essais sérieux de qualité sur le 9^e art, et celui-ci ne déroge pas à cette règle.

Ce spécialiste d’Hergé, très actif dans le milieu tintinologique depuis près de 20 ans, particulièrement pour le site beile.fr et la revue électronique La Houpette libérée, est parti du principe qu’il existe, autour du créateur de Tintin et de son œuvre, un amalgame d’idées préconçues, voire fausses, entretenues par certains textes écrits par des exégètes peut-être plus désinvoltes ou moins exigeants… et pourtant approuvés par les héritiers du maître !

Confrontant les informations erronées à la réalité des faits, il s’attelle, avec élégance, à rétablir la vérité et à faire le point sur nombre de fake news regroupées en 22 petits chapitres… Sous couverture de Stanislas, voici encore un livre bien utile, si ce n’est indispensable !

Enfin, saluons aussi, aux éditions 1000 Sabords, « Demain Tintin : entretiens avec “7 fils de Tintin” » par Renaud Nattiez, lequel a interviewé sept des plus grands connaisseurs du travail d’Hergé pour savoir, entre autres, si cette littérature en images très marquée XX^e siècle continuera à intéresser le jeune public dans les décennies à venir, alors que plus aucun nouvel album de « Tintin » n’est paru depuis quasiment 50 ans…

Les témoignages, entre érudition, humour et sensibilité, d’Albert Algoud, Jean-Marie Apostolidès, Pierre Assouline, Philippe Goddin, Jacques Langlois (encore lui !), Benoît Peeters et Numa Sadoul nous informent sur l’impact d’Hergé sur plusieurs générations et explorent les divers débats actuels autour de son œuvre .

Le tout sous une couverture de l’incontournable Stanislas, spécialiste de la ligne claire, avec en sus une sympathique préface d’Hubert Védrine.

Gilles RATIER