Une « Énigme » nommée Ludo…

Une planche, un héros-détective, un crime… et plusieurs suspects : autant d’ingrédients indispensables aux enquêtes adressées, comme autant de défis malicieusement ludiques, aux lecteurs de tous âges : des « Enquêtes de l’inspecteur X » (dans les pages de la revue scolaire Amis-Coop) à « Mickey détective : les énigmes de Mickey » en passant par « Les Enquêtes de l’inspecteur Bayard » ou « Les Énigmes de Léo », le concept aura fait florès, en un temps où l’engouement de la jeunesse pour les séries policières (romans, BD et TV) avait probablement atteint son apogée, à la suite de « Ric Hochet » (1958-2010) et « Gil Jourdan » (1959-1979) : à la manière des standards télévisuels imposés par « Les Cinq Dernières Minutes » (1958 à 1996), « Columbo » (1968-2003) et « Hercule Poirot » (1989-2013), pour ne citer que ceux-là. Retour aujourd’hui sur les mémorables créations de Marc Moallic et Henri Crespi, les « Énigmes de Ludovic », jadis parues dans Pif-Gadget

Commençons – comme il se doit dans toute enquête – par détailler le dossier du principal témoin : autrement dit, celui du créateur de la série. Né à Lorient le 17 juin 1907, et disparu dans le Var en février 2004, Marc Moallic obtint son baccalauréat en 1925, avant d’entamer des études aux Beaux-arts de Paris, son professeur de dessin l’ayant incité à cultiver son talent. Ses premiers travaux parurent dans les revues humoristiques Pêle-mêle et La Vie de garnison, souvent accompagnés du pseudonyme Ker-ma : du nom de la forêt bretonne de Kermabon. Après un service militaire effectué dans la marine, en tant que cartographe dans la baie de Cayenne, le long des côtes africaines, puis de Madagascar jusqu’aux Indes, il fut démobilisé en 1940 : date où son père (commissaire en chef de la marine terrestre) était arrêté à Brest. Réfugié à Cannes avec sa mère et sa première épouse Mireille, Moallic continua d’œuvrer tant bien que mal pour divers périodiques, tels L’Alerte (un journal directement financé par les fonds du maréchal Pétain…), puis l’humoristique Ric et Rac. Revenu en grâce durant les années 1950, Moallic fut engagé comme directeur artistique de la revue Cinévie, dessina pour Ici Paris, côtoya Henri Troyat et Maurice Druon, fit débuter Jacques Faizant et rencontra Goscinny et Uderzo. Ces deux derniers, pour mémoire, travaillaient alors – jusqu’en 1956 – avec Georges Troisfontaines dans les bureaux tenus par deux agences de presse (International Press et World’s Press), au n° 34 de l’avenue des Champs-Élysées.

Dessin de M. Moallic pour « Comment on s'enrhume à la mer... en douze images » (Laboratoires Le Brun, 1958).

Moallic et sa famille (dont sa seconde épouse, Odette), s’installèrent à leur tour dans un atelier montmartrois, par la suite revendu à Jean-Jacques Sempé. Collaborant au lancement de Pilote en 1959, il créa avec Pierre Bellemare « Les Enquêtes de l’inspecteur Robillard », se spécialisant dès lors dans le genre. En 1961, les lecteurs de Modes & Travaux purent ainsi découvrir « Les Exploits de l’inspecteur V. Nard », préfiguration de la création la plus connue de Moallic. Nous arrivons en effet au sujet principal de cette chronique… Lorsque le journal Vaillant contacte l’auteur pour animer la rubrique des jeux, Moallic lance « L’Énigme de Ludovic » en mars 1969… dans le très historique premier numéro de Pif-Gadget. Les scénarios sont conçus alternativement par Moallic ainsi que, à partir du 28 septembre 1970 (n° 84), par Henri Crespi : un scénariste, dessinateur (les gags de « Nestor » dans Pif-Gadget) et romancier également connu à l’époque pour ses pièces policières radiophoniques, écrites à destination de l’émission de France Inter : « L’Heure du mystère » (1965-1974).

« L'Inspecteur Robillard », dans Pilote.

Une autre préfiguration de Ludo en 1961.

Présentées dans Pif-Gadget presque sans interruption(s), du premier numéro (avec une enquête/énigme intitulée « La Faute d’Adémar ! »), jusqu’au n° 634 du 19 mai 1981 (« Un curieux adjoint »), les planches de « L’Énigme de Ludovic » furent rebaptisées (« L’Énigme de Ludo », « L’Enquête de Ludo »…) et relookées (en noir et blanc, bleu puis couleurs) plusieurs fois, en parallèles de pages publicitaires annonçant au fil des mois la parution au format poche des recueils de ces enquêtes (Ludo (voir plus loin) et Ludo : le journal des amateurs d’énigmes, en février 1973). Concurrencées, au sein du célèbre hebdomadaire d’obédience communiste, par « Les Enquêtes de Jean Richard » entre 1973 et 1975 (scénario par Gil Das et dessin par Cabrol), les créations de Moallic et Crespi furent également republiées dans deux magazines dédiés : le trimestriel Ludo (entre juillet 1972 et juin 1977), puis le mensuel Le Journal de Ludo (d’avril 1979 à août 1980)., retitré Ludo détective à son huitième numéro. Les lecteurs purent également les retrouver dans divers Pif poche spécial jeux HS. Après la disparition de Ludo, les énigmes de ce genre connurent un temps d’interruption, avant que Jean-Pierre Dirick n’en relance le principe avec les « Énigmes de Tim » (n° 682 du 20 avril 1982), ce jusqu’à la fin de Pif le journal en novembre 1993 (voir l’intégrale « Dirick, mes années Pif : les énigmes de Tim, dix ans chez Pif-Gadget », publiée par le Coffre à BD en juin 2004). Entre 2005 et 2011, quatre recueils des « Énigmes de Ludo » paraissent aux éditions du Taupinambour, en compilant toutes les planches parues jusqu’au 300e numéro de Pif-Gadget.

La première énigme de Ludo(vic) dans Pif-Gadget (n° 1 du 24 février 1969).

« Le Complice », dans Pif-Gadget n° 147 (13 décembre 1971)

« Le Testament contesté », dans Pif-Gadget n° 281 (15 juillet 1974).

Encrage pour « Une sombre histoire », planche parue dans Pif-Gadget n° 212 (19 mars 1973). Encre de chine sur papier. 30 x 42,5 cm. Planche colorisée publiée.

Couverture pour Ludo, jeux & énigmes n°3 : Filature réussie (décembre 1973).

Couverture de la première édition des « Enigmes de Ludo » T1 (Éditions du Taupinambour, 2005).

Longtemps dénigrées, car imaginées et dessinées sans autre prétention que de pouvoir divertir intelligemment les lecteurs, ces « Énigmes de Ludo » n’en ont pas moins marqué des générations de lecteurs, fiers de pouvoir résoudre (seul ou à plusieurs) ces sympathiques mystères hebdomadaires. Plus ou moins retorses, souvent divisées en trois parties (le crime, l’enquête et l’interrogatoire des suspects), les planches-énigmes de « Ludo » s’achevaient invariablement par une question posée plus ou moins directement aux détectives en herbe, soit par le héros lui-même, soit par la rédaction (avec la formule « Quel indice permet à Ludo de confondre le (la) coupable ? » , phrase par ailleurs déjà utilisée dans Pilote avec « Les Enquêtes du commissaire Jeudy » de Parras et Vidal, et reprise par la suite par Frisano avec ses « Enquêtes de Steve Cramer »). Les pages de « Ludo » eurent également le grand mérite (comme tout bon polar) de traduire à leur manière toute une époque. Casquette et cigarette vissées à sa grande silhouette, Ludo évolua graphiquement vers plus de souplesse, les décors, objets, véhicules, vêtements et ambiances passant pour leur part d’un style datant de la fin des années 1960 à celui des années 1980. Tout à vrai dire chez « Ludo » était visuel, une bonne part de la résolution du mystère posé consistant – outre la sagacité des lecteurs – a bien observé les détails et indices disséminés dans chaque case (clé manquante, chaussettes déjà sèches, bris de glace du mauvais côté de la fenêtre, calendrier révélateur, corde trop courte ou verre à moitié vide…). La matière grise associée au schéma problème-réflexion-solution transforma de fait ces pages très ludiques en une véritable pépite nostalgique, dont l’élégance épurée n’a rien perdu de son charme.

« L'Enquête de Ludo : Le Tricheur ». Celluloïd d'origine au trait noir, pour une planche parue dans Ludo : Le Journal des amateurs d’énigmes n° 2 (éditions Vaillant, juillet 1973).

Philippe TOMBLAINE

« Les Énigmes de Ludo : intégrale » T1 par Marc Moallic et Henri Crespi

Éditions du Taupinambour (24,00 €) – EAN : 978-2-350110097

Parution 1er juillet 2005

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Une réponse à Une « Énigme » nommée Ludo…

  1. Une épatante madeleine de Proust (une de plus!). Merci pour ce bel article, informatif et bien illustré.

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