Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Disparus : l’affaire Godard » : piste sanglante en eaux troubles…
En septembre 1999, un médecin de Caen disparait dans les eaux bretonnes avec ses deux enfants, tandis que des traces du sang de son épouse sont découvertes à leur domicile. Malgré divers indices, l’énigme reste totale : triple meurtre ? Tragique disparition ? Fuite à l’étranger ? Aucune vérité officielle ne se fit jamais jour… Pascal Bresson et Samuel Figuière rouvrent dans un docu-BD des éditions Petit à Petit l’une des affaires les plus intrigantes de la fin du XXe siècle. Un dossier dont les ramifications vertigineuses nous emmènent jusqu’aux îles Hébrides, au nord de l’Écosse.
En couverture du présent ouvrage, un voilier et son annexe (petite embarcation permettant de rejoindre le rivage) semblent flotter sur une mer d’huile, sous un ciel nocturne ennuagé et étoilé. Sous une lecture superficielle, ce spectacle paisible ne laisse rien deviner du drame qui se joue. Dans un second temps, on en fera naturellement une toute autre lecture, bien plus mortifère. Premier indice visuel : on ne distingue aucune trace de vie, ni à bord ni aux alentours. Deuxième indice : la pleine Lune, mi-immergée et se reflétant dans l’onde, adopte symboliquement la forme d’une tête de mort, vient boucher l’horizon. Une signification du fatidique destin des protagonistes de ce récit.. Le titre, volontiers tragique, ainsi que la ligne d’horizon, devenue oblique, achèvent de conférer à l’ensemble son atmosphère polar, couleurs (bleu, noir, blanc, jaune et rouge) aidant.
Ce visuel, explique le dessinateur Samuel Figuière, fut « la réalisation la plus simple de ma carrière. D’habitude, il me faut tester plusieurs pistes, mais là , j’ai directement eu cette image en tête. Elle a tout de suite plu au scénariste et à l’éditrice. La seule différence majeure entre le premier brouillon et la version finale fut que, sur conseil de l’éditrice, j’ai supprimé le docteur Godard (que j’avais initialement prévu de dessiner, en train de tenir la barre du bateau). Une très bonne idée, car l’image est plus mystérieuse ainsi. Ensuite j’ai mis le dessin au propre ; Olivier Petit m’a juste demandé de pousser un peu les couleurs pour que ce soit moins terne. Je précise encore que c’est exceptionnel. En 15 ans de carrière, c’est la première fois qu’une couverture m’apparait comme aussi évidente ! »
Deuxième opus (après le passionnant « La Traque – L’Affaire Dupont de Ligonnès) d’une très récente série d’ouvrages, inaugurée chez Petit à petit en novembre 2023, afin de revivre les plus grandes enquêtes, « Disparus : l’affaire Godard » s’attache à décrire, en 176 pages, toutes les arcanes de cette très sombre affaire. Résumons la ici, en quelques lignes : le 1er septembre 1999, à Tilly-sur-Seulles (Calvados), une voisine voit le médecin Yves Godard (44 ans) quitter le domicile familial en compagnie de ses deux enfants, Marius (4 ans) et Camille (6 ans). La mère, Marie-France (43 ans), n’est pas présente. Dans les jours suivants, divers témoins aperçoivent le père et ses enfants sur un voilier de neuf mètres, le Nick, loué dans le port de Saint-Malo. Le 5 septembre, l’annexe du bateau est découverte au large de Roscoff (Finistère). L’enquête qui démarre alors ne tarde pas à découvrir de sinistres indices : des traces de sang de Marie-France dans la maison et le domicile conjugal (9 septembre), un canot de survie (23 septembre), un sac de voyage (16 janvier 2000)… puis divers ossements (jusqu’en 2006). Les analyses ADN confirment le pire des scénarios : un crâne, remonté par hasard en juin 2000 dans les filets du chalut L’Indomptable, appartient bien à la petite Camille. En 2006, un fémur et un tibia du docteur Godard sont à leurs tours repêchés. Le Nick, quant à lui, ne sera jamais retrouvé.
La disparition du docteur Yves Godard, devenue une affaire très médiatisée, fit la une de l’actualité pendant de nombreuses années. Où était-il, mort ou vivant ? Avait-il réellement tué sa femme, puis assassiné ses propres enfants ? Pourquoi n’avait-on jamais retrouvé son voilier ? Quelles furent les mobiles profonds de cette affaire ? Mariés depuis 1994, les Godard vivaient en vase clos, le père étant néanmoins connu de sa patientèle en tant que médecin, acupuncteur et homéopathe. Attiré par la sophrologie, la voyance et l’instinctothérapie (une pratique alimentaire crudivore, très controversée), il fut plusieurs fois dans le collimateur du conseil de l’ordre. Apprécié, Godard semble toutefois saisi dans une spirale infernale : couple qui bat de l’aile, finances au plus mal (en dépit d’un héritage, de plusieurs emprunts bancaires, de comptes dans des paradis fiscaux et d’honoraires confortables), violences conjugales supposées… À la suite de la disparition du bon docteur Godard, de septembre 1999 à février 2001, divers objets (annexe contenant un ciré jaune et un chéquier, gilet de sauvetage, cartes professionnelles, etc.) sont retrouvés, sur une zone de 35 000 km², sans liens avec les courants marins. Qui s’amuse, tel un petit Poucet, à disséminer ces troublants indices ? L’enquête comme les fouilles piétinent, alors que ressurgit en parallèle l’affaire Caroline Dickinson (du nom d’une adolescente assassinée à Pleine-Fougères (Ille-et Vilaine) en juillet 1996, son meurtrier espagnol étant confondu en 2001) et que sévissent les « tempêtes du siècle » Lothar et Martin, du 26 au 28 décembre 1999. Entre erreurs, errements et manque de chance, les investigations sur le cas Godard s’enlisent…
Le scénariste Pascal Bresson explique avoir « toujours été passionné par les affaires criminelles : elles captent mon attention. Peut-être parce que ce sont des récits de la condition humaine, autour de la vie et de la mort, qui permettent aussi de mettre en lumière certaines pulsions archaïques. Je descends d’une famille de policiers et de militaires. Le neveu de ma grand-mère était directeur de la police de Toulouse, mon oncle enquêteur à Marseille et, moi-même, j’ai été policier à un moment de ma vie, il y a très longtemps ! J’ai fait mon école de police à Fos-sur-Mer durant huit mois. À la suite de mes résultats, à la fin de l’école, j’ai été muté au commissariat d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. J’ai eu la joie de côtoyer de grands flics comme le commissaire Broussard. C’est d’ailleurs lui qui m’a remis mon diplôme en sortant de l’école et je suis devenu par la suite ami avec Claude Cancès, l’ancien directeur du 36 quai des Orfèvres, et avec Jean-Marc Bloch, ancien commissaire du BRI de Versailles. Il y a quelques années, j’avais traité en BD les affaires Dominici et Seznec pour les éditions Glénat [2010 et 2011], ainsi que l’histoire dramatique du Bugaled Breizh aux éditions Locus Solus [2016]. J’avais donc une certaine expérience des grandes affaires lorsque Olivier Petit m’a proposé de réaliser l’affaire Godard. Il s’était attaqué de son côté au cas Dupont de Ligonnès dans le premier tome de la collection. L’affaire Godard, riche en rebondissements et d’ordre supposément criminel, demeure l’une des plus mystérieuses de la fin du siècle. Même 24 ans plus tard, la disparition du docteur et de sa famille reste un mystère. À l’époque, je suivais cette histoire de près. Tous les ingrédients sont en place pour un bon polar, un bon thriller : disparition, maison vide, traces de sang qui inquiètent, mise en scène macabre, meurtre ou suicide… Tout est là pour passionner même le plus réticent aux affaires criminelles. J’ai travaillé à partir d’archives, de documentations, mais j’y ai mis beaucoup de moi, notamment de l’humain en ce qui concerne le présumé innocent : Yves Godard. Albert Camus écrivait « Tout homme est un criminel qui s’ignore » : par ces mots, il souhaitait nous faire comprendre que le crime est profondément humain, viscéral et intrinsèque à la nature humaine. Le drame commence aux environs de Caen et se termine à Saint-Malo, puisque Godard est parti sur un voilier avec ses deux enfants… mais sans sa femme ! J’habite précisément Saint-Malo, et j’ai trouvé émouvant de marcher sur ses pas, les derniers. J’ai voulu également que le lecteur soit témoin, qu’il suive les investigations, l’enquête au premier plan à travers de l’enquêteur principal, le lieutenant Lezeau de la gendarmerie nationale. Je n’ai pas rencontré de soucis, j’avais tous les éléments. J’ai vraiment scénarisé comme dans un film, l’histoire dans l’histoire. Notre collaboration avec Samuel Figuière à été très efficace. Il s’est investi énormément. Nous avons été un bon duo pour apporter autant de crédibilité dans cette histoire. D’ailleurs, je le remercie encore, c’est un vrai pro. Puis est venue se greffer à l’équipe Béatrice Merdrignac pour la partie documentaire, un gros travail pour compléter l’album, une belle réussite également. « Disparus : l’affaire Godard » est un cold case en eaux troubles, auquel apporte ma propre hypothèse. Je n’ai pas cependant pas compris les nombreux indices déposés par le corbeau : là , j’ai séché ! En tout cas, pour moi, Yves Godard a orchestré un suicide collectif. La seule hypothèse à exclure est celle d’un simple accident. Je laisse toutefois découvrir cette affaire par les lecteurs ; je ne veux en aucun cas spoiler ! »
Après 15 ans d’errements, la justice renonce à résoudre cette énigme en septembre 2012. Aucune vérité officielle ne se faisant jour, la version la plus communément admise est que le docteur Godard a volontairement disparu en mer, ayant sabordé son voilier après avoir tué sa femme (au domicile familial), puis ses enfants. Pourtant, dès octobre 1999, deux lettres anonymes suggérèrent une autre piste : la fuite sur l’Ile de Man, dans la mer d’Irlande (où de nombreux témoins avaient effectivement aperçu le docteur et ses enfants !), puis dans l’archipel des Hébrides, au nord-ouest de l’Écosse. D’autres témoins encore, alimentant tous les fantasmes, diront avoir croisé Godard en Afrique du Sud, en Crète, à Miami, en Thaïlande ou en Chine. Finalement, quelques certitudes criminelles, mais aussi de nombreuses inconnues. Dérive sectaire tragique ? Drame familial ? Assassinat mafieux, en lien avec le sulfureux syndicat poujadiste et affairiste de la CDCA (Confédération de défense des commerçants et artisans, dont l’un des leaders fut assassiné en 2001) ? Autant d’énigmes et de mystères glaçants, parfaitement décrits et abordés dans ce saisissant one-shot, qui remonte chronologiquement chacun des fils de l’enquête, à travers les yeux des gendarmes et policiers qui en furent chargés. Celle-ci est enrichie des pages documentaires concoctées à chaque chapitre par Béatrice Merdrignac. Un titre à découvrir en attendant les docu-BD suivants, « Le Corbeau : l’affaire Grégory Villemin » et « Seul : l’affaire Romand », annoncés pour octobre 2024 et mai 2025.
Philippe TOMBLAINE
« Disparus : l’affaire Godard » par Samuel Figuière, Pascal Bresson et Béatrice Merdrignac
Éditions Petit à petit (19,90 €) – EAN : 978-2-380462043
Parution 12 juin 2024
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