« MP : police militaire » : une Seconde Guerre mondiale très assassine !

Au soir du débarquement allié, plus de 155 000 soldats alliés prennent pied sur le sol normand. Ils seront plus deux millions dans les trois mois suivants : parmi ces libérateurs, d’anciens truands et d’authentiques brutes… Quand les cadavres de jeunes femmes françaises s’accumulent, la police militaire réagit. Le sergent Howard Cox et l’obersturmführer Wilhelm Reiter, ancien nazi en charge du secteur, vont former une équipe inattendue pour tenter de résoudre cette très embarrassante affaire. Entre guerre et thriller, l’Histoire n’est jamais aussi manichéenne qu’on l’imagine !

Une mission de police compliquée... (planches 4 et 5 - Le Lombard, 2024).

Le bilan humain de la Seconde Guerre mondiale est sans équivalents : plus de 60 millions de morts (2,8 millions de Juifs tués dans les camps), dont 25 millions de militaires et, parmi eux, cinq millions de prisonniers de guerre morts en captivité. Des chiffres qui ne tiennent cependant compte ni des morts de carences, privations, blessures ou maladies survenues après la fin des hostilités… ni des crimes commis par les alliés en Europe. Car, derrière l’image souriante de l’arrivée des forces anglo-américaines, d’autres motifs, bien plus sombres, ont durablement hanté les familles normandes. D’abord les bombardements meurtriers sur les points stratégiques, dont les grandes villes : en quelques jours, Caen, Lisieux, Pont-l’Évêque, Vire, Falaise, Avranches, Valognes, Alençon, Argentan ou Flers ne furent plus que ruines. Du 5 au 11 septembre 1944, ce fut au tour du Havre d’être détruite à plus de 80 %. Au total : 20 000 civils normands perdirent la vie, 300 000 autres étant sinistrés. Dans un second temps, ce sont les pillages, exactions, humiliations et violences physiques qui allaient peser sur le moral des populations : des actes répréhensibles, commis par des hommes ayant sombré dans l’alcool (des flots de vin normand et de calvados ont succédé aux bières anglaises) ou les perversions sexuelles, entre l’extrême violence des combats et des troubles psychologiques divers. Des accidents et violences de tous ordres, dont des viols et crimes qui demeurèrent longtemps un sujet tabou, dans un pays enfin débarrassé de l’Allemagne nazie…

Ce véritable dossier noir a pu être rouvert depuis quelques années, notamment grâce aux recherches historiques réalisées au sein des archives départementales de la Manche, du Calvados, de l’Orne et de l’Eure. Au total, quelques 3 600 viols auraient ainsi été commis entre juin 1944 et juin 1945, notamment à Reims, Cherbourg, Brest et Caen, municipalités qui accueillirent les plus grandes bases de G.I.’s. Les victimes apeurées n’ayant pas osé porter plainte pour éviter l’opprobre, les rares enquêtes ouvertes n’ayant pu aboutir, voici que la loi du silence se sera imposée pendant bien plus d’un demi-siècle, en enveloppant les grossesses non désirées et les naissances illégitimes. Pourtant, l’armée américaine n’était pas restée sans réagir, en considération des 17 000 viols commis par quelques milliers de soldats américains en Angleterre, France et Allemagne (où les crimes et agressions furent les plus féroces…) entre 1942 et 1945 : à ceci près que les seuls condamnés à mort par les tribunaux militaires, tous noirs afro-américains, pouvaient légitimement faire douter de la partialité de l’armée !

Une jeep de police militaire, photographiée par l'agence Roger-Viollet à Paris en août 1944.

Comme le montrent le scénariste Chacma (le nom de plume de notre valeureux confrère d’Actua BD.com, Charles-Louis Detournay) et le dessinateur basque Iñaki Holgado avec ce one-shot de 72 pages, l’US Police Military Corps – avec ses soldats-policiers spécialement équipés d’un très visuel brassard MP – avait été érigée et diligentée dès 1941, à la fois pour guider les convois, reconnaitre et sécuriser les itinéraires, garder les prisonniers, effectuer des missions de police et enquêter – à partir de 1944 – sur les crimes commis par les soldats en Europe. Si les MP’s furent déployés de la route de Birmanie jusqu’à la bataille du Pacifique, en passant par l’Italie et la Normandie, le présent met un focus – commémorations des 80 ans obligent – sur les lendemains du débarquement : alors que plusieurs jeunes femmes sont retrouvées assassinées, l’ex-flic new-yorkais Howard Cox, devenu sergent, reçoit la mission de résoudre l’affaire… en compagnie d’un ancien officier nazi, Wilhelm Reiter, revenu des rouages infernaux de l’idéologie hitlérienne, et qui semble lui-même décidé à ne pas laisser enterrer les « derniers vestiges d’humanité ».

Prisonnier allemand parlant avec un MP.

L’attitude déplacée ou criminelle des soldats américains peut-elle être expliquée par l’image de la France qui était alors donnée par l’armée US ? Curieusement, il semblerait en effet que la campagne européenne ait été insidieusement présentée (via quelques affiches et publications telles Star and Stripes, le journal officiel des forces armées américaines) non comme une bataille pour la liberté, mais plutôt comme une aventure érotique ; le tout dans un pays pour ainsi dire « peuplé de femmes insatiables » (sic), selon une formule rapportée par le New York Times en 2013, dans un article évoquant l’ouvrage de l’historienne américaine Mary Louise Roberts, « What Soldiers Do : Sex and the American GI in World War II ». Environ 3 500 condamnés de l’État de New York ayant été libérés – entre 1941 et 1944 – afin de composer des bataillons suicides dans l’optique du débarquement, nos MP’s vont avoir fort à faire pour repérer le ou les coupables. Méticuleusement représenté par Marko (« Les Godillots », « Gisèle Halimi, l’insoumise ») et Iñaki Holgado, le décor dantesque et les protagonistes de cette intrigue (composé entre crayonnés numériques et encrages traditionnels) sont révélateurs d’une documentation conséquente, dans la lignée des planches réalisées par les auteurs pour « Les Compagnons de la Libération T3 : Jean Moulin » et « Le Réseau Comète : la ligne d’évasion des pilotes alliés » (éd. Grand Angle, 2019 et 2023).

En couverture (voir le making-of commenté par Iñaki Holgado et complétant notre article), c’est l’aspect polar de cet album historique qui est mis en avant, avec deux enquêteurs aux uniformes antagonistes, confrontés à la noirceur d’un crime ensanglanté, la scène étant parsemée d’empreintes de bottes militaires. Une vision qui échappe d’office au manichéisme attendu dans ce type d’intrigue, pour tendre vers les amitiés et coopérations les plus insolites. Une force qui participe de la découverte de ce titre à suspense, autour d’un sujet rarement abordé…

La réalisation d’une couverture

Iñaki Holgado : « Lorsque nous avons commencé à réfléchir à l’image de couverture, nous étions clairs sur la « Logline » [le résumé de l’intrigue en une ligne]. Nous devions montrer qu’il s´agissait d’un polar unissant un soldat américain de la police militaire, nouvellement créée, avec un officiel allemand, afin de résoudre une série de crimes commis après le D-Day. J’ai donc commencé à réaliser mes premières esquisses…»

« En considérant différentes options de composition, nous avions déjà une idée claire. Le MP et l’officier nazi, côte-à-côte, devant le corps d’une femme assassinée. C’était ce concept que nous allions illustrer… Après avoir proposé cette idée à Mathias Vincent, éditeur au Lombard, il l’a retravaillée avec le studio graphique, au profit d’une proposition de maquette mettant en valeur le titre de la BD, « MP », en grosses lettres. »

« L’idée étant affinée, il était temps de commencer à la dessiner : voici plusieurs croquis, avec quelques petites variantes… »

« Et voici le dessin final en noir et blanc (réalisé sur papier DINa3, à l´encre de Chine, avec pinceaux et plume), après quelques modifications et suggestions de Chacma, Marko et de l´équipe du Lombard. »

« Pour ce visuel, le design était à vrai dire plus important que le dessin en lui-même ; l’impact visuel de la maquette est plus important que la qualité du dessin. Un bon dessin n’est pas toujours une bonne couverture… et une bonne couverture ne doit pas nécessairement être un bon dessin ! »

« Pour la couleur, nous avons bénéficié du talent de Léa Chrétien. Voici un petit layout… »

« Suivant le même principe – donner plus d’importance à l’impact visuel qu’au dessin de la couverture -, nous avons décidé d’utiliser très peu de couleurs : un noir et blanc dur pour l’image de fond, suivant l’essence du polar le plus classique. Les couleurs du drapeau français venaient recouvrir la pauvre morte, détail faisant par ailleurs ressortir le rouge de son sang. »

Philippe TOMBLAINE

« MP : police militaire » par Iñaki Holgado, Marko et Chacma

Éditions du Lombard (16,95 €) – EAN : 978-2-808211222

Parution 31 mai 2024

Galerie

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