Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Un conte terriblement cruel pour la jeune Ana : héroïne de « Terrible : l’enfant, la jeune fille et la sorcière »…
À l’origine, les contes et légendes n’étaient pas destinés aux enfants, mais au public adulte qui les écoutait lors des veillées. Ce n’est que lors des temps modernes que Charles Perrault ou les frères Grimm les ont édulcorés dans des textes à destination des plus jeunes. Gaël Henry détourne de célèbres contes russes dans un récit d’initiation cruel à l’humour noir assumé : le bien nommé « Terrible, l’enfant, la jeune fille et la sorcière ».
Ana est une adolescente encombrée de son petit frère. Elle l’emmène pour une balade en forêt pour mieux rencontrer son amoureux. Pendant qu’ils s’embrassent, le petit Noé part à la découverte de la grotte de Bédeilhac, pourtant interdite au public. Ne pouvant rentrer sans lui, Ana part à sa recherche.
La grotte est profonde, Ana glisse sur un sol humide et tombe sous les frondaisons d’une forêt étrange. Mal remise de sa chute, elle pense avoir des hallucinations quand de fantomatiques silhouettes noires se penchent sur elle à son réveil. Toujours inquiète pour son frère, elle s’élance sur ses traces et découvre un monde étrange et dangereux.
Ana rencontre ainsi de nombreux personnages étonnants qui la rapprochent parfois de Noé ou au contraire l’en éloignent. Elle croise d’abord Vassilissa, une superbe jeune femme qui sanglote à cause d’une écharde dans le doigt. Ana la console et, bienveillante, lui promet d’aller chez Baba Yaga pour récupérer le feu perdu par sa famille. Pour l’aider Vassilissa lui confie une poupée maline qui lui dispensera de bons conseils.
Elle en aura grandement besoin pour se sortir des griffes de Baba Yaga qui l’accueille par ses mots : « Ça sent la chair humaine. Que fais-tu ici ? » Échappée de l’antre de la sorcière, la pauvre Ana enchaine des rencontres décevantes, avant de se lier d’amitié avec un grand loup gris. Ana, le loup et la poupée se rapprochent lentement du pauvre Noé, avant un dénouement spectaculaire et inattendu au sein du château d’un roi que va épouser la toujours belle Vassilissa.
« Terrible : l’enfant, la jeune fille et la sorcière » est un magnifique récit d’initiation inspiré du folklore et de contes russes. Gaël Henry croise ainsi trois anciens contes slaves : « Grande Sœur et petit frère », « Vassilissa la très belle » et « L’Oiseau de feu » pour bâtir une histoire cohérente qui commence gentiment avant de devenir de plus en plus sombre, quand se fait jour la cruauté de plusieurs personnages. L’innocente Ana s’endurcit en traversant plusieurs épreuves ; elle devient une jeune femme que rien n’effraie, une adulte un peu cynique qui ne sera plus dupe du jeu de ses contemporains. Ainsi, la fin du récit est très dure, plus enfantine du tout ; la mort y est présente comme des scènes de sexe.
Pour adoucir cette atmosphère sombre, l’auteur utilise un humour noir, – forcément -, particulièrement décapant dans des dialogues enlevés et caustiques.
Tout en les respectant, il détourne les contes d’origines pour y glisser des thématiques contemporaines sur la perte de l’innocence à l’adolescence : une lutte des classes qui ne dit pas son nom, l’ambivalence des personnalités humaines qui ne sont jamais totalement bonnes ou mauvaises, les difficultés du mariage, le deuil ou les désillusions de l’âge adulte.
Ce riche propos s’accorde à merveille avec la reprise de la trame de contes, car comme on le sait depuis les travaux de Bettelheim : la violence inhérente aux contes et légendes sert à la construction mentale des enfants ; entre catharsis et apprentissage des codes sociaux.
S’il n’atteint pas le beauté formelle des bandes dessinées d’Alexander Utkin sur le même sujet, tels « Le Roi des oiseaux » ou « La Princesse guerrière », le dessin fluide de Gaël Henry possède un certain charme. Le trait simplifié évoque celui de Blain, alors que les couleurs directes renforcent le côté légendaire du récit. Cette belle édition au dos toilé étonnera plus d’un lecteur, tant par un récit dérangeant, cruel et dur comme la vie, que par un humour noir, second degré et mélancolique comme l’âme slave.
Laurent LESSOUS (l@bd) »
« Terrible : l’enfant, la jeune fille et la sorcière » par Gaël Henry
Éditions Dupuis (25,00 €) – EAN :  979-1-0347-7038-0
Parution 17 mai 2024