Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Pillages » : des océans de souffrances…
Aux origines de la vie et pourtant négligés, les océans abritent des ressources essentielles pour plus d’un milliard de Terriens. Depuis plusieurs années, 17 000 chalutiers chinois et européens détruisent ce fragile écosystème au large des côtes africaines ; et il en est de même partout dans le monde… Inspirée des missions contre la pêche illégale, vécues par le scénariste Maxime de Lisle sur les navires de l’ONG Sea Shepherd, ce docu-fiction plonge sans manichéisme dans les arcanes de la consommation effrénée. Des eaux troubles, en miroir de la folie des économies mondialisées.
D’un côté, des pêcheurs africains utilisant de longues pirogues traditionnelles ; de l’autre, de puissants chalutiers étrangers, dont les filets ratissent toutes les espèces de poissons, au mépris des quotas. Des milliers de poissons, capturés inutilement, sont rejetés morts à la mer… Ce véritable écocide maritime est directement traduit par le visuel de couverture, avec ses chaluts sanguinolents démultipliés, sous un titre choc : « Pillages », autrement dit, le vol violent de ressources locales, mais aussi les dégâts qui en résultent.
Au large des côtes du Bénin, dans le Golfe de Guinée, Sea Shepherd à fort à faire : fondée en 1977 par le capitaine et militant écologiste canadien Paul Watson, cette association non gouvernementale, vouée à la protection des écosystèmes marins et de la biodiversité, a mené dès 2016 (avec le gouvernement du Gabon) des actions pour stopper la pêche illégale, non déclarée et non réglementée. Parmi les moyens mis à disposition de l’ONG figurent plusieurs navires, dont le MY (Yacht à moteur) Bob Barker, un ancien baleinier brise-glace norvégien, réaffecté à la défense des animaux marins entre 2009 et 2021. « Prenant en chasse les chalutiers illégaux », comme le précise le philosophe Baptiste Morizot (auteur de « Sur la piste animale » en 2018) en introduction de ce one-shot de 120 pages, le MY Bob Barker a réussi à alerter les consciences sur une pratique industrielle désastreuse, qui détruit autant les pêcheries artisanales que le tissu social des littoraux africains concernés. Parmi les actions évoquées dans l’album : le blocage d’un navire qui tuait 500 000 requins par an au large du Libéria…
En matière de surpêche, les chiffres sont rapidement vertigineux : 17 000 chalutiers étrangers (en grande majorité chinois), 20 % des poissons provenant de la pêche illégale issus des pratiques illicites menées dans les eaux territoriales d’une douzaine de pays d’Afrique de l’Ouest (de la Mauritanie à la Guinée équatoriale), un manque à gagner de trois milliards de dollars par an et 450 000 emplois impactés. Un fléau doublement économique et écologique sans précédents, illustré dans cet album par Renan Coquin (auteur du récent « Le Sourire d’Auschwitz : l’histoire de Lisette Moru, résistante bretonne » aux Ronds dans l’O) de diverses manières : un père, responsable de pêcheries, qui accepte un pot-de-vin pour financer les études de sa fille ; un pêcheur qui accepte des conditions de travail dégradantes sur un chalutier ; un capitaine de chalutier prétextant le fait d’avoir une famille à nourrir ; des militants de Sea Shepherd… L’album suit plus précisément les destins croisés d’un jeune pêcheur africain et d’une militante maritime, double parcours qui met en abyme la course folle du monde actuel.
En contrepoints de cette « pelote d’épingles » sans méchants ni gentils, des pages documentaires alimentent très utilement notre connaissance du dossier en matière de chiffres, schémas et données diverses (les ressources océaniques, Sea Shepherd, le Golfe de Guinée, injustices alimentaires, etc.). Avec un certain saisissement, nous apprendrons notamment que 100 000 pêcheurs, véritables esclaves des pratiques évoquées, meurent annuellement dans le monde, afin que 500 000 tonnes de poissons – transformés en huile de poisson et farines – puissent être exportées en Chine et en Europe, pour alimenter le marché du saumon… produit qui n’est plus réservé aux repas de fête. Avec, en ligne de mire, des États africains pris en tenailles par des États étrangers plus puissants, les contraignant à accorder des licences de pêches dans un rapport de force asymétrique… où les écosystèmes s’épuisent et s’effondrent. « Jusqu’à quand ? » semblent questionner à chaque page personnages et auteurs : enrichi par la postface de l’activiste Camille Étienne, l’album fait prendre conscience in fine que – trait d’humour mis à part -, l’humanité, à défaut de préserver les océans en mettant en place des moratoires, a quelques sushis à se faire…
Philippe TOMBLAINE
« Pillages » par Renan Coquin et Maxime de Lisle
Éditions Delcourt (17,95 €) – EAN : 978-2-205208153
Parution 17 avril 2024