Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Arale et Son Goku sont orphelins : Akira Toriyama nous a quittés !
Stupeur dans le monde du manga, le génial créateur de « Dragon Ball » est décédé le 1ᵉʳ mars 2024, à la suite d’un hématome sous-dural aigu, sûrement dû à un choc crânien. Né à Nagoya, en 1955, il n’avait que 68 ans. En plus de sa saga légendaire où l’on suit l’évolution du prodige des arts martiaux Son Goku, on lui doit également de nombreux autres succès comme « Dr Slump » ou le jeu « Dragon Quest ».
C’est un communiqué de Bird Studio, qui nous a appris la triste nouvelle. Cette entité qu’il avait fondée pour produire ses Å“uvres laisse aujourd’hui orphelins ses assistants. « Dragon Ball » ne va pourtant pas s’arrêter là : la série ayant été reprise par Toyotaro, depuis le 20 juin 2015, dans le magazine V Jump au Japon. Son Å“uvre va donc lui survivre et c’est une bonne chose, à la fois pour sa mémoire et pour ses fans. Son décès ne fut annoncé qu’au bout de huit jours : sa famille, consciente de son immense popularité, a voulu faire son deuil dans l’intimité, loin du retentissement médiatique mondial que cette nouvelle inattendue a pu provoquer.
C’est dans le 51e numéro de l’année 1984 du Shukan Shonen Jump, le 20 novembre exactement, que le premier chapitre de « Dragon Ball » fut prépublié : ce qui marqua le début d’une saga qui allait faire connaître le nom d’Akira Toriyama dans le monde entier. La série-fleuve comporte 519 chapitres, 153 épisodes d’animation de 25 minutes pour la première partie et 291 épisodes dans sa version « Dragon Ball Z », où le héros passe du statut d’enfant innocent à un adolescent surpuissant, puis un père de famille pour finalement devenir l’égale des dieux. Le manga fut compilé en 42 volumes et la suite, sous-titrée « Super », comporte déjà plus d’une vingtaine de tomes et n’est pas prête de s’arrêter. Plus d’une trentaine de films télévisuels ou cinématographiques complète la saga, avec des histoires originales ou des résumés de la série. Il existe même un film avec acteurs, mais celui-ci est loin d’être mémorable. Bien sûr, on ne compte plus les jouets, vêtements et autres produits dérivés qui véhiculent l’image de l’univers de « Dragon Ball », même auprès de personnes qui n’ont jamais lu le manga.
Pourtant, rien ne le prédisposait à un tel succès et Akira Toriyama en fut même le premier surpris, ne comprenant pas pourquoi « Dragon Ball » était devenu le faire de lance du manga. Si « Goldorak » fut le premier choc animé nippon en France pour les enfants des années 1970, « Dragon Ball », et surtout sa suite  « Dragonball Z », fut le catalyseur de la folie manga qui débutait dans les années 1990.
Dans un entretien accordé au quotidien Asahi en 2013, Akira Toriyama affirmait : «  »Dragon Ball » est pour moi comme un miracle. Il m’a aidé, avec ma personnalité tordue et difficile, à faire un travail décent et à être accepté par la société ». Il avouait cependant n’avoir « aucune idée » de la raison du succès planétaire de cette Å“uvre et « espère juste que les lecteurs s’amuseront en lisant ce travail. »
Le dessin animé « Dragon Ball », diffusé dès 1988 dans « Le Club Dorothée » sur TF1, fut un succès phénoménal à côté des « Chevaliers du Zodiaque », « Ken le survivant », « Nicky Larson » et bien d’autres noms sortis pour la plupart du magazine Shonen Jump. Succès confirmé avec la version manga éditée en français par les éditions Glénat dès 1993. D’abord en kiosque dans des fascicules d’un peu moins d’une centaine de pages qui scindent un volume japonais en deux, la collection complète totalisera 85 volumes et sera commercialisée jusqu’à son dénouement, en décembre 1999. Plusieurs autres éditions sortiront au fil du temps, afin de fidéliser de nouveaux lecteurs : une dans le sens de lecture française, une autre dans le sens de lecture japonaise, une double, une plus grande appelée Perfect Edition, avec une nouvelle traduction et des pages couleurs : cette même version sera reprise sur un papier de moins bonne qualité par les éditions Atlas, pour une sortie chez les marchands de journaux. Bref, Akira Toriyama a obtenu la gloire et la fortune avec cette série, mais son parcours fut semé d’embûches, comme il le décrit si justement dans le premier recueil de ses histoires courtes.
Premier éditeur à sortir du manga à grande échelle, les éditions Glénat ont commencé par reprendre les succès de la télévision pour finalement se lancer dans des publications plus audacieuses, mais avec toujours l’idée de toucher les adolescents de plus en plus nombreux à lire ces illustrés en noir et blanc venue d’Asie. « Dragon Ball » ayant une forte notoriété, il semblait logique de faire découvrir les premiers travaux de son créateur. Ces premiers récits courts d’Akira Toriyama sont regroupés dans trois volumes couvrant une période allant de 1979 à 1994.
Ce n’est pas tant les histoires elles-mêmes qui nous intéressent, mais plutôt les pages additionnelles que l’auteur a intercalées entre elles, car elles nous permettent d’apprendre beaucoup de choses sur la carrière de Toriyama en restituant chaque œuvre dans le contexte de sa création à l’époque.
Dès les premières pages, on y découvre Akira Toriyama qui se met en scène sous forme d’un petit homme rabougri, un peu renfermé et portant une sorte de masque à gaz qui cache son visage et qui nous dit : « …j’avais 23 ans, venant de quitter mon travail d’alors, je n’avais rien à faire et j’étais sans le sou. J’ai alors décidé de dessiner un manga et de l’envoyer au Shonen Jump. » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 20)
Son histoire n’a pas été publiée, mais un premier contact encourageant avec celui qui deviendra son éditeur a eu lieu. En effet, contre l’avis de ses parents, il a quitté son ecole d’art et trouvé un emploi comme illustrateur pour une agence de publicité. Cependant, son comportement atypique (retards fréquents, style vestimentaire, difficulté à se lever à l’heure…) le marginalise rapidement. C’est donc pour travailler à son rythme qu’il veut devenir mangaka. Il ne se rendait absolument pas compte des contraintes du métier et prenait ça comme un travail que l’on peut effectuer en étant oisif et assez bien rémunéré. Il apprendra à ses dépens que ni l’un ni l’autre n’est vrai. Le succès et l’argent n’arrivant qu’avec un travail acharné.
Après de nombreux échanges entre les deux hommes, Toriyama arrive enfin à publier sa première histoire : « Wonder Island » ( «L’Île merveilleuse  »). Une aventure de 15 pages où l’on rencontre un soldat japonais de la Seconde Guerre mondiale affublé d’un bec d’oiseau, d’un Tarzan des temps modernes avec sa moustache et ses lunettes de soleil, une mitraillette transformée en lance-pierre, un vampire, un dinosaure, une sorcière et plein d’autres personnages plus grotesque les uns que les autres. Il faut noter que le ton burlesque est annoncé dès la première page, avec un singe sur un skateboard et un poisson volant équipé d’une bouteille d’eau sur le dos. Dans la plus pure veine des publications du Shonen Jump, Akira Toriyama cherche donc à plaire à son public en proposant des récits où le non-sens et l’humour sont de mise.
Malgré ce premier échec, une seconde chance lui est donnée. Il choisit cette fois-ci de mettre en scène un ersatz d’inspecteur Harry qui devra affronter les fureurs de son chef, les bêtises des policiers subalternes, puis rendus sur l’île, est confronté à un bébé dinosaure cracheur de feu et le fameux Tarzan moderne devenu plus fort que Superman. Défiguré, l’inspecteur rentrera au commissariat en ressemblant à la créature de Frankenstein. Le succès n’arrivant toujours pas, Toriyama se morfond et déclare :
« Je voulais arrêter de dessiner après avoir reçu mes premières payes, mais je me suis ravisé… Durant l’année qui a suivi, j’ai dessiné environ 500 pages qui ont toutes été refusées, sauf une seule fois avec « L’île Spot » qui a été publiée dans un numéro spécial du Shonen Jump… Mais la réaction du public a été froide. Quoi qu’il arrive, j’ai beaucoup appris pendant cette année morose, car j’ai su m’accrocher. Un jour Monsieur Torishima m’a demandé de dessiner une histoire avec une héroïne. Je lui ai obéi contre ma volonté. C’est ainsi qu’est né le manga « Inspecteur Tomato » qui a eu un peu de succès. C’est juste après que j’ai décidé de dessiner un autre manga, le fameux « Docteur Slump » dont le héros était une fille. » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 36)
On le voit, son éditeur a joué un rôle important pour motiver et diriger le dessinateur vers un potentiel succès. Néanmoins, ce dernier doit être en mesure de s’accrocher et dessiner sans relâche pour obtenir quelques pages de publication qui, il l’espère, déboucheront vers une série à succès. Une fois « Docteur Slump » lancé, la notoriété d’Akira Toriyama est fulgurante. La publication dura quatre ans et fut rassemblée en 18 volumes. Le succès indéniable de cette série remplie d’humour amena Akira Toriyama à devenir l’un des piliers du magazine Shonen Jump. Plébiscité par les lecteurs, comme neuf autres de ses confrères, il se verra imposer la réalisation d’un épisode spécial, mais celle-ci venant s’ajouter à son travail hebdomadaire déjà bien chargé ne fut pas une partie de plaisir comme il nous le décrit dans une nouvelle planche entre deux histoires.
« J’étais content d’être parmi les dix premiers. Mais remplir 45 pages aussi vite fut un travail d’enfer pour moi qui ne dessinait que des histoires de 13 ou 15 pages. J’ai un peu manqué de temps, mais j’ai quand même dessiné 45 pages au feutre… non, pas à la plume, désolé. Par un concours de circonstances malheureux, mon histoire « Pola et Roid » a été classée première, devant les neuf autres… Je me suis senti un peu gêné vis-à -vis des autres auteurs. Mais grâce à ça, j’ai gagné un voyage en Europe ! ! Chouette ! !. » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 97)
L’année suivante, rebelote.
« J’ai dessiné ce manga à l’occasion de ma deuxième élection par les lecteurs. Comme je n’avais pas beaucoup de temps, j’ai dû recourir à l’aide de deux assistants, Hishuwashi et Tanigami le génie de la mécanique. Mais gros malheurs, le manga a été refusé. J’ai maudit mon boss : Monsieur Torishima. Il a fallu redessiner le manga en utilisant mes dernières ressources. C’est comme ça que « Mad Matic » est né. » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 143)
Comme quoi, même en étant une star du Shonen Jump et en étant coaché par un éditeur, il arrive qu’un auteur se fasse refuser ses travaux. C’est de là que vient le succès du magazine : en exigeant toujours le meilleur pour ses lecteurs. Mais c’est aussi à cause de ce système que la vie de mangaka est réputée difficile et éprouvante, aussi bien physiquement que mentalement. Heureusement, aujourd’hui, il existe d’autres types de magazines qui laissent plus de temps à leurs auteurs pour réaliser à leur rythme des Å“uvres peut-être moins populaires, mais qui essayent d’être plus qualitatifs ou en tout cas plus personnels. En 1983, Toriyama fut de nouveau sélectionné parmi les dix dessinateurs les plus populaires du Shonen Jump. Dans cette dernière page intercalaire, il nous raconte le tirage au sort qui décide de l’ordre de passage des auteurs. Comme lui dit son éditeur : « Plus tu es loin dans le tirage au sort, plus tu as de temps pour dessiner. » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 189)
Akira Toriyama, tout fier, tire le numéro un alors que son éditeur, au fait des contraintes d’édition, l’insulte copieusement. En conséquence : « Il a fallu que je travaille à nouveau dans l’urgence, c’était l’époque du nouvel an, et j’ai dû bosser alors que les autres faisaient la fête ! » (« Akira Toriyama histoires courtes » T1 – édition Glénat, p. 189)
Toujours en 1983, il publia une nouvelle qui peut être considérée comme les prémices de son œuvre phare : « Dragon Boy ». « Dr. Slump » est toujours publié chaque semaine dans le Shonen Jump, mais la série va se clôturer l’année suivante. Il faut trouver une nouvelle idée et Toriyama va donc recycler les 15 pages de « Dragon Boy » pour former la trame de « Dragon Ball ». Il mélange cette histoire de son cru avec la légende chinoise du roi des singes : un classique asiatique connu de tous les enfants. Les différences entre « Dragon Boy » et « Dragon Ball » sont minimes. Le héros est un petit garçon maîtrisant les arts martiaux. Il est affublé d’ailes de démon et non une queue de singe. C’est son maître qui vole grâce à un nuage magique, lui voyage avec des véhicules mécaniques sortis de capsules magiques. La présence féminine n’est pas assurée par Bulma, mais par l’horripilante princesse du pays de Ka qu’il faut protégée. Il y a bien une boule contenant un dragon dans l’histoire, mais en cas de danger, il ne sert pas à grand-chose vu sa taille ridicule. « Dragon Boy » est avant tout un récit qui se veut amusant.
C’est son éditeur, Monsieur Torishima, qui lui a suggéré de reprendre ces ingrédients pour créer « Dragon Ball ». Les débuts sont modestes, mais au fil de la publication dans Shonen Jump, la série obtient une notoriété qui ne se démentira pas durant les dix années de publication.
Au grand dam de Toriyama, plus versé dans l’humour que les combats à rallonge, la série fonctionne auprès des lecteurs et lui s’ennuie. Il cherche donc à créer de nouveaux héros pour pouvoir clôturer « Dragon Ball » et se lancer vers des projets plus personnels. Ni « Kennosuké le petit samouraï », ni « Soramaru le petit ninja » et encore moins « Cashman » n’ont obtenu les faveurs du public. Ces essais sous forme de récits courts n’ont pas convaincu les nouveaux lecteurs, toujours plus nombreux, qui ont clairement préféré le manga d’action virile à l’humour.
Toriyama a choisi de collaborer avec d’autres auteurs pour continuer l’aventure « Dragon Ball » qui lui survit donc et va sûrement continuer longtemps, cette saga étant plébiscitée par plusieurs générations successives de fans d’action virile aux rebondissements improbables.
Il ne faut pas résumer la carrière de Toriyama à la seule publication de ses mangas. Il a également travaillé sur d’autres projets, tels que la création de design de personnages pour les jeux vidéo « Dragon Quest », « Chrono Trigger », et « Blue Dragon ».
Il s’est également accordé une parenthèse récréative en 2014 en travaillant avec son ami Masakazu Katsura (« Video Girl Ai », « Zetman »…). Il lui a scénarisé des histoires courtes publiées dans les revues Young Jump et Jump Square que l’on peut retrouver en France dans « Katsuraakira » aux éditions Glénat.
Ses derniers travaux ont été liés aux adaptations de son manga « Sand Land », dont il a supervisé la production d’un film animé en 2023 et d’un jeu vidéo en 2024. Il écrivait également une suite inédite au manga, pour une adaptation en ligne prévue pour démarrer fin mars 2024, seulement quelques jours après son décès.
Mais n’oublions pas, qu’avant tout, Akira Toriyama était un dessinateur de manga humoristique et que ses créations ne se limitent pas à « Dragon Ball ». Relisons avec délectation ses histoires courtes ou son premier chef-d’œuvre au long court « Dr. Slump » afin de ne pas sombrer dans la morosité que cette disparition pourrait susciter.
Gwenaël JACQUET
Pour moi l’égal d’un Walt Disney, d’un Stan Lee ou d’un Hergé. J’en ai versé une larme.