Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Fauve de Corleone » : quand la mafia voit rouge…
Il aurait pu consacrer son existence à cultiver les champs de sa Sicile natale. Il devint le plus sanguinaire des parrains de Cosa nostra : jusqu’à diligenter les attentats de 1992 contre les juges anti-mafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Des actes de guerre qui précipitèrent sa chute… Jean-David Morvan narre, avec brio, le destin criminel de Toto Riina : terreur hors-normes d’une Italie prisonnière de ses propres valeurs morales.
La Seconde Guerre mondiale a-t-elle engendré un monstre ? En 1943, le père et le frère de Salvatore (dit Toto, surnommé Le Fauve) Riina meurent en essayant d’extraire des explosifs et du métal d’une bombe américaine tombée sur une de leurs terres. Totò, devenu chef de famille à sept ans, est pris en charge par Luciano Liggio (1925-1993), chef de canton (capo mandamento) mafieux de la ville de Corleone, qui initie son protégé au vol du blé et à la pratique du pizzo (la protection imposée) auprès des agriculteurs. En 1950, Totò a 19 ans quand il est condamné pour un premier homicide : libéré dès 1955, il reprend ses activités auprès de Liggio et du docteur Michele Navarra, le chef de la mafia de Corleone. En 1958, Navarra est éliminé : Riina, de nouveau arrêté, est incarcéré jusqu’en 1969. Durant les années 1970, il étend son pouvoir et son réseau d’influences sur Palerme : trafic de stupéfiants et de tabac, alliance avec les chefs de la mafia napolitaine (Camorra)… et aide du maire palermitain Vito Ciancimino. Comme l’illustre ce one-shot, l’adhésion à « l’honorable société », à « notre cause », débute par un serment rituel ne pouvant être brisé que par la mort.
La mort, précisément, omniprésente dans cette ascension du mal sicilienne : en couverture, sous les draps qui sèchent aux balcons entre deux immeubles, c’est bien la loi du plus fort qui s’exprime dans le sang, avec un froid règlement de compte. Une hémorragie mortifère à vrai dire car, durant les années 1970 et 1980, sous la houlette de Riina, les Corleonesi ont entrepris d’éliminer méthodiquement tous leurs rivaux, jusqu’au plus haut niveau. Mais, en 1982, à la suite des assassinats du député communiste Pio La Torre et du général Dalla Chiesa (interprété par Lino Ventura dans le film « Cent Jours à Palerme » dès 1983), l’État italien proclame ses premières lois anti-mafia (délit d’association mafieuse et possibilité de saisie des biens). Une réaction politique tardive face au pire : entre 1981 et 1983, il y eut en moyenne un meurtre par jour à Palerme…
Tuer avant d’être tué, tuer pour ne pas être trahi, tuer pour ne pas avoir à courber la tête : tout justifie un code de l’honneur inverse sur bien des points à nombre de préceptes chrétiens, dans une Italie qui n’est pas la moindre des terres catholiques. Et même la mafia finit par accoucher de repentis qui, conjugués à des juges incorruptibles, luttèrent efficacement pour inculper les principaux parrains. Dans le collimateur, Riina est arrêté par les carabiniers en 1993, puis condamné à perpétuité pour avoir commis ou ordonné plus de 150 meurtres. Atteint d’un cancer, Riina sera détenu jusqu’à sa mort (novembre 2017) dans une prison de sécurité maximum, à Parme, avec des contacts limités avec le monde extérieur, afin d’éviter qu’il ne dirige son organisation de derrière les barreaux, comme certains de ses prédécesseurs avaient pu le faire avant lui. Dans l’album, le vieux mafieux prisonnier entame un dialogue avec son double plus jeune : un destin et une liberté sacrifiés à jamais pour la violence et l’ambition… L’histoire aurait-elle été différente si une bombe alliée n’avait pas explosé en 1943 ? Si Morvan s’avance à imaginer in fine une vie plus heureuse, l’uchronie met essentiellement en perspective les choix humains délétères, effectués par un simple paysan ayant décidé de pactiser avec l’univers du crime, par avidité du pouvoir. Sous le trait charbonneux et les couleurs volontairement ternes de Facundo Percio, Facundo Teyo et Vladimiro Merino, l’album se transforme en un exceptionnel documentaire sur les rouages de la mafia. Cosa nostra est quant à elle toujours présente dans les années 2020 : le racket des entreprises a toujours cours, mais l’organisation a été supplantée depuis 2006 par la Ndrangheta (mafia de Calabre, dans le sud de l’Italie), qui contrôle 80 % du trafic de cocaïne en Europe. Plusieurs de ses membres sont toujours traqués par Interpol…
Philippe TOMBLAINE
« Le Fauve de Corleone : vie et mort de Totò Riina, parrain de Cosa nostra » par Facundo Percio, Facundo Teyo, Vladimiro Merino et Jean-David Morvan
Éditions Delcourt (19,99 €) – EAN : 978-2413044451
Parution 10 janvier 2024