Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Zoé Carrington » : pétillante comme du champagne, forte comme du whisky !
Zoé… Simon se souvient précisément d’elle, rencontrée à Londres lorsqu’ils avaient 20 ans, étudiants tous les deux. Une jeune fille étonnante, vivant à 100 à l’heure et profitant de la vie à pleines dents : difficile à suivre ! Zoé passe très vite de Simon à Léo, le fou, celui qui ose tout. Invités à Londres pour les 30 ans de Léo, ils vont être réunis entre copains pour une fête monstre ; mais tout ne va pas se passer comme prévu. Simon espère en secret être capable de séduire à nouveau Zoé : c’est loin d’être gagné ! Un album vivace et un peu déjanté comme son héroïne, un peu loufoque aussi, qui donne un sentiment d’ivresse joyeuse. Un roman en BD dans la même veine sensuelle et fraîche qu’« Une nuit à Rome » (1) et « Héléna », avec le trait doux et gourmand de Jim. Celui-ci a accepté de répondre à quelques questions, grand merci à lui.
En quelques retours en arrière, on verra la toute première rencontre de Simon et Zoé à l’université. Car, dix ans plus tard, Simon n’a rien oublié : les études, mais surtout les fêtes, les excès en tout genre, et la rupture. L’album est construit largement en flash-back (la grosse première moitié), mettant en scène Simon qui revoit Zoé, et les autres, et se revoit lui-même, y compris vieux dans un saut improbable dans l’avenir ! L’histoire de Zoé et Simon fut brève, car Léo, lui, avait tout pour la séduire : fantasque, débridé, un fou qui veut vivre chaque instant intensément, plus encore que Zoé. Simon rentre à Paris, après des études ratées. Devenu un employé de banque modeste, sans ambition, iltriche avec sa mère pour lui faire croire qu’il a trouvé sa future femme. Et bientôt, les 30 ans sonnent à la porte, mais c’est le passé qui se présente….
C’est un album doucement détonnant — comme son héroïne —, qui se lit avec autant de plaisir que les autres cycles de l’auteur. Même style aux grandes cases remplies de lumière et de formes sensuelles (et pas que celles des corps), au trait souple et séduisant, aux couleurs vives, élaborées et pourtant apaisantes. On croit visualiser une rêverie, mais il s’agit de souvenirs, éclatés (et exagérés), de faits réels de la vie du personnage principal, avec des images puissantes et hautes en couleur.
Comme toujours chez l’auteur, les filles, les femmes sont bien plus mises en valeur et mieux représentées que les hommes, lesquels subissent souvent et sont maladroits (comme dans la vie, quoi !). La nouveauté ici, c’est l’humour quasiment omniprésent, qui tourne parfois à la farce et à la comédie de mœurs. L’ensemble donne un rendu vivace, primesautier et frais. On suit donc avec intérêt les tribulations de Zoé, qui nous laisse avec un point d’interrogation en fin de volume, en attendant le livre 2…
ENTRETIEN AVEC JIM
BDzoom.com : Qu’avez-vous voulu exprimer, faire ressentir, avec « Zoé Carrington », différent de vos albums précédents (en particulier « Une nuit à Rome » et « Héléna »), lesquels sont, eux, dans la même veine — un peu obsessionnelle — du retour d’un amour ?
Jim : À la différence d’« Une nuit à Rome » et d’« Héléna », « Zoé Carrington » part d’une période étudiante joyeuse : sexe et alcool. Je veux raconter une certaine légèreté, que la comédie soit là . « Une nuit à Rome » et « Héléna » sont des récits posés, « Zoé Carrington » est plus « déconnant », je dirais. En tout cas plus speed, plus électrique…
BDzoom.com : On a ici un récit, disons éclaté (plusieurs périodes, plusieurs lieux), et en avançant dans l’album, on a une impression de plus en plus forte d’une rêverie, d’une histoire imaginée, fantasmée par les personnages eux-mêmes. Alors, cette histoire, rêve ou réalité ?
Jim : Réalité ! Les personnages vivent bien cette histoire, pas de révélation en vue en mode : « Oh, mon dieu, ce n’était qu’un rêve !… »
BDzoom.com : Dans cette histoire débridée, avec des moments absurdes, burlesques, il y a des personnages hauts en couleur, attachants, drôles. Vous vous êtes amusé, on le voit. Vous aviez besoin de ce ton plus léger, plus pétillant ?
Jim : Je crois, oui. Je sentais le récit comme ça. Londres m’évoque ça. Les pubs anglais, mais peut-être aussi certaines comédies de Richard Curtis (2). J’avais envie de jouer avec les personnages, de les garder sur un registre réaliste, mais d’en faire des caractères. D’ailleurs, Simon est sans doute le plus normal. Sa normalité est la mienne, et celle du spectateur. Mais il a aussi ses excès de folie, et là … c’est avec un sens du teasing que je l’exprime, puisque c’est particulièrement développé dans le livre 2 (rires).
BDzoom.com : Votre présentation habituelle depuis « Une nuit à Rome » est une histoire en deux volumes. Même avec 80 planches par volume, vous avez besoin d’un tel espace pour développer une histoire complète ? C’est un peu à l’inverse du phénomène actuel : faire des doubles albums en un volume au lieu de deux ou un nombre de pages important (« Le Serpent et le coyote », « Golden West », « Bouncer », « Wendigo », et bien d’autres…). Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? (rires)
Jim : Faire 80 pages me prend un an et demi, voire deux ans. En vrai, c’est long quand on y travaille. J’aime couper les récits en deux, ça me permet de plus soigner le dessin, car mettre quatre ans pour faire un album ne sera pas réaliste et hélas, pas viable. Il faudrait un dessin qui aille plus vite, or j’aime y passer du temps…
Et puis, la pause entre les deux albums et les retours du tome 1 me permettent aussi de progresser sur la suite, d’avoir un recul sur le tome 2. Ça m’aide à être meilleur, je crois… Et j’adore travailler les intégrales à la fin, et donner ainsi une vie plus longue au livre. Après tout dépend du récit, « L’Invitation », « L’Étreinte » et « Une petite tentation »étaient des récits complets. Je dirais qu’il n’y a pas de règle fixe…
BDzoom.com : Que symbolisent les images rouges du cheval, insérées dans quelques pages (sans lien apparent avec l’histoire) : l’idée de vivacité, de liberté ?
Jim : L’idée de la fougue, et de l’indomptable. Mais au-delà de ça, c’est aussi se dire : on est en BD, c’est un support graphique. Et en vrai, tout est possible. Ce serait dommage de ne pas jouer sur des images fortes, dans un registre purement esthétique. Amusons-nous ! Telle est l’une des ambitions de cette nouvelle série à mes yeux. Un terrain de jeu pour surprendre le lecteur, et avant lui, me surprendre moi-même en écrivant…
Patrick BOUSTER
(1) Voir les albums du cycle « Une nuit à  Rome » chroniqués sur BDzoom.com : Quand Jim nous envoie quelques bons baisers (nocturnes) de Rome… et « Une nuit à Rome » : dix ans après, et un film en préparation….
(2) Scénariste et réalisateur britannique, il a notamment mis en scène « Love Actually » et « Good Morning England », mais Jim le cite vraisemblablement pour les scénarios de comédies dramatiques à succès comme « Quatre Mariages et un enterrement », « Coup de foudre à Notting Hill », « Le Journal de Bridget Jones —L’Âge de raison ».
« Zoé Carrington » T1 par Jim (avec Rémi Torregrossa pour les décors)
Éditions Grand Angle (18,90 €) — EAN : 978-2-8189-8909-8.
Parution 31Â janvier 2024