Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Vivian Maier » : la photographie d’une anonyme…
Il existe un mystère dénommé Vivian Maier. Décédée en 2009 dans le plus grand anonymat à 83 ans, cette nourrice de Chicago avait pris des milliers de photographies de son quotidien, entre villes et campagnes, sans jamais les montrer à personne… Son immense talent artistique, redécouvert par hasard, était digne de Diane Arbus et Robert Doisneau. Une œuvre de génie et une personnalité en clairs-obscurs, que Marzena Sowa et Émilie Plateau retracent actuellement chez Dargaud, à travers un récit-portrait très attachant.
Au sein de cette chronique, nous employons fréquemment le terme clair-obscur pour qualifier la double approche réalisée autour de nombreuses thématiques : un moyen de signifier qu’ombres et lumières, vies privée et publique, bien et mal, personnalités ou réalités complexes… n’ont rien en commun avec les schémas manichéens réducteurs. Après « Noire : la vie méconnue de Claudette Colvin », adaptation d’un récit de Tania de Montaigne témoignant du combat afro-américain pour les droits civiques, Émilie Plateau passe donc à une vie « claire-obscure » : celle de Vivian Maier. En couvertures de ces deux ouvrages, les correspondances sont volontairement entretenues par l’éditeur, dans une logique de collection. Même maquette, même placement des décors, mêmes personnages (disposés au bas des immeubles, à la manière de petites silhouettes en carton) et même emploi symbolique des couleurs dans le titre ou sous-titre, ces derniers confrontant du reste l’inversion croisée des noms et qualificatifs chromatiques. Si les années 1950 et la ségrégation (« White Only ») apparaissaient en toile de fond de « Noire », notre Å“il remarquera cette fois-ici divers indices en lien avec les préoccupations de Vivian Maier : à savoir, photographier l’envers du rêve américain, saisir l’instant, immortaliser l’éphémère, la tristesse des laissés-pour-compte et des éclopés, les joies ou les incertitudes des enfants jouant la rue, des obèses, des Noirs, des existences télescopées par l’actualité, des corps et des scènes qui ont captivé son regard engagé et féministe, souvent teinté d’ironie… Entre rires et larmes.
Vivian Maier, née à New York en 1926, ne pratiquait pas la photographie pour en faire son métier. Très réservée, elle travailla pendant une vingtaine d’années comme nounou pour de riches familles, se déplaçant à ses moments de liberté avec son précieux appareil Rolleiflex pendu à son cou. D’une rue à l’autre, de quartiers ouvriers en quartiers chics, à New York, puis à Chicago, elle avait accumulé plus de 135 000 photos (en noir et blanc ou couleurs), mais aussi des films super 8 et 16 mm, des enregistrements et diverses pellicules qu’elles n’eut jamais le temps de faire développer. Un trésor artistique, dans la mesure où ses clichés reflètent les grandes mutations sociopolitiques des années 1960-1980, avec un cadrage particulièrement maitrisé. Durant l’hiver 2008, John Maloof, agent immobilier américain de 26 ans, achète aux enchères pour 400 dollars un lot de 30 000 photographies anciennes, exhumées après la liquidation d’un garde-meubles de Chicago. Celui qui espérait trouver des illustrations pour un livre historique en préparation découvre alors une œuvre inestimable, sous la poussière… Un nom inconnu apparait lors d’une première exposition organisée au Chicago Cultural Center en 2011 : celui de Vivian Maier, disparue deux ans plus tôt. Sur ses autoportraits, dans les témoignages de ceux qui l’ont croisée sans vraiment la connaître, la photographe prend des airs austères, solitaires et un peu gauches : son œuvre, à l’inverse, dévoile toute sa tendresse et son humanité.
Vivian Maier ne cesse dès lors d’intriguer et de fasciner : Maloof lui consacre un documentaire en 2013 (« Finding Vivian Maier ») et la journaliste Ann Marks, après six années d’enquête et une soixantaine de témoins rencontrés, retrace toute sa vie dans « Vivian Maier révélée : enquête sur une femme libre » (Delpire, 2021). Se dessine un personnage plus nuancé et plus complexe, dont le présent album suit l’existence quelque peu chaotique. Ballotée entre l’Amérique et la France, dont sa mère est originaire, elle vit dans le Champsaur (Hautes-Alpes) entre six et 12 ans, avant de revenir sur son lieu de naissance new-yorkais. Revenue en France en 1949 pour vendre le domaine familial dont elle vient d’hériter, Vivian commence à se passionner pour la photographie. Au fil des planches, sur fond blanc ou décors détaillés, des années 1903-1950 (flashbacks en sépia) aux années 1990, l’existence de la photographe parait de prime abord ressembler à celle de « Monsieur Hulot » chez Tati : une silhouette insolite, aux frontières du comique burlesque et de l’inadaptation chronique, dans un monde lui-même ubuesque, impersonnel et déréglé. Mais l’on comprendra que cette version n’est qu’un mythe : un négatif ayant longtemps attendu la bonne exposition pour révéler sa vraie nature. Vivian fut en réalité très vivante, capable d’une grande résilience, optimiste et pragmatique, toujours bien informée et nullement déconnectée de son époque. Indépendante d’esprit, elle emprunta à son existence peu commune tout en étant rejointe par un univers où l’instantané irréfléchi du selfie avait remplacé les temps de pause d’autrefois. Un monde dont les mutations finirent par mettre en lumière les valeurs profondément humaines du personnage. Accumulatrice compulsive (de photos, journaux et documents divers), transportant des dizaines de lourds cartons à chaque déménagement, Vivian Maier a documenté à sa manière le XXe siècle. « J’aime les endroits, mais j’adore les envers », semblait-elle dire à ceux qui s’interrogeaient sur son art. Marzena Sowa et Émilie Plateau marchent habilement dans les pas de cette anonyme devenue surexposée, pour un album de 130 pages tout en retenue. Y’a pas photo !
Philippe TOMBLAINE
« Vivian Maier, claire-obscure » par Émilie Plateau et Marzena Sowa
Éditions Dargaud (19,95 €) – EAN : 978-2-205088939
Parution 26 janvier 2024