Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Au temps de la Grande Guerre : un docu-BD dans les tranchées…
De 1914 à 2024… : plus d’un siècle après, comment évoquer, raconter et commémorer la Première Guerre, sans rien négliger de sa gravité ni de ses horreurs ? Julien Monier et Frédéric Chabaud avaient relevé le défi chez Petit à petit dès 2018, au profit d’un très riche docu-BD de 192 pages couvrant tous les aspects du premier conflit mondial. Une mine pédagogique et documentaire, rééditée ce mois-ci, dans laquelle les lecteurs suivent le destin de trois frères précipités dans les tranchées : un regard intimiste vers le passé, doublé d’un utile renouvellement de la mémoire collective.
Chez Petit à petit, les approches historiques et documentaires ne sont pas de vains mots. C’est même la vocation première de cet éditeur indépendant rouennais, fondé par Olivier Petit en 1997. Qu’il s’agisse de chansons, de villes, d’arts, de sports, de voyages, d’événements ou de personnages historiques, l’éditeur a su développer dans chaque cas des ouvrages aux contenus riches de planches et de dossiers soigneusement composés. Parmi les dernières parutions, profitons de cette chronique pour signaler des titres aussi divers que « Auprès des animaux : le quotidien des parcs animaliers », « Histoires incroyables de la coupe du monde de rugby », « Amiens T2 : De la paix d’Amiens à nos jours », « Metal » et « La Traque : l’affaire de Ligonnès » (ces deux derniers tomes étant à paraitre en novembre). Ceci, sans oublier le succès, côté fiction cette fois-ci, de la série « RIP », animée par Gaet’s (Gaëtan Petit) et… Julien Monier, lequel a parfaitement su dans ce cadre démontrer son talent pour croquer des trognes, paysages et ambiances expressives.
Très productif, puisque ayant également dessiné ces dernières années « À l’ancienne » (Filidalo, 2019), « Sauveurs d’esprit » (Dupuis, deux tomes en 2022-2023) et quelques planches d’« Auprès des animaux » (2023), Julien Monier a plusieurs fois illustré la Première Guerre mondiale : citons « Sang noir » en 2013 (éd. Physalis), album réédité sous le titre « Une histoire des tirailleurs » chez Petit à petit en 2018, et la série « La Faucheuse des moissons » (trois tomes chez Physalis en 2013-2014), tous scénarisés par Frédéric Chabaud. En décembre 2017, le duo Chabaud-Monier réapparait en couverture du « Guide de 14-18 en bande dessinée » chez Petit à petit : cet album de 144 planches, qui représente en fait l’intégrale de la « Faucheuse des moissons », intègre 48 pages documentaires écrites par Charlotte Delavigne et Pauline Veschambes, ainsi qu’une liste de 70 lieux de mémoire répartis entre la France et la Belgique. Afin d’accentuer la charge émotionnelle, ce docu-BD conjugue grande Histoire et trame fictionnelle. On suit ainsi le destin de Jean, Lucien et Joseph, trois frères précipités dans l’enfer de la Grande Guerre : mobilisation dans une relative allégresse, désenchantement des premières défaites, combats au corps à corps et premiers gaz des tranchées, rien ne sera épargné aux poilus.
En couverture de la présente réédition, observons que tout effet potentiellement héroïque ou mélodramatique à disparu : quelque part entre « C’était la guerre des tranchées » selon Tardi (1993) et l’approche très sombre, déjà mise en exergue pour « La Faucheuse des moissons » T2 (2014), le premier plat se rapproche du réalisme d’une image documentaire. Observons du reste le choix parallèle effectué autour du même sujet par la rédaction de Géo Histoire dès 2013 (« La Grande Guerre en archives colorisées » par Jean-Yves Le Naour ; ouvrage actuellement réédité sous un titre simplifié) : une tranchée plus ou moins boueuse, des soldats sales et harassés, les regards sombres ; la guerre, l’attente et l’angoisse de la mort, à l’évidence omniprésentes… À l’arrière-plan, quand celui-ci est visible : un biplan tel un oiseau morbide, un arbre décharné, des barbelés et des explosions : rien qui n’invite à l’espoir ou à une quelconque échappatoire, tant le cadre est aliénant, explicitement inondé – sinon submergé – par l’horreur contextuelle.
Élargissons le propos à travers cet album. De 1914 à 2014 puis à 2024, suite à l’effacement en quelques décennies des derniers témoins directs de l’événement (le dernier poilu s’est éteint en 2008), l’ensemble de la société française s’est mise en mouvement pour retrouver sa guerre. Non sans un regard ironique ou amer, comme l’ont par exemple prouvé les succès d’« Au revoir là -haut » par Pierre Lemaitre (Prix Goncourt en 2013) ou du film « Tirailleurs » (Mathieu Vadepied, 2022). Si la parole des acteurs directs s’est tue, elle a laissé place aux musées, aux archives, à l’écrit et à l’écran, aux récits issus des mémoires et tiroirs familiaux. Comme autant de pièces d’un puzzle qui, mises bout à bout, raconteraient l’ensemble de cette Grande Guerre désormais lointaine, considérée comme une épreuve humaine individuelle, collective et nationale. Dans leur relecture dessinée du conflit, Frédéric Chabaud et Julien Monier suivent le même mouvement : le destin fictif de trois frères prend une valeur réaliste universelle, et chaque bataille est synonyme de Guerre mondiale. De même, et à l’instar de 2014, l’année 2024 commémorera à la fois 1914 et tout 14-18, avec des accents culturels et pédagogiques prononcés (ici, des dossiers documentaires portant notamment sur la mobilisation, la question de la survie au quotidien dans les tranchées, l’armement ou le rôle des troupes alliées), dans le sens d’un foisonnement mémoriel porteur de symboles, acte nécessaire pour renouveler la mémoire collective.
En complément de notre article, quelques questions ont été posées au scénariste Frédéric Chabaud :
Vous avez signé plusieurs albums documentaires consacrés à la Première Guerre : d’où provient votre intérêt pour cette période ?
« J’ai toujours été fasciné par la Guerre de 1914-1918, non pas par l’aspect militaire et guerrier, mais par le drame humain qu’elle représente. L’industrialisation de la mort, la destruction à grande échelle, une génération entière qui en est victime. Quand j’étais gamin, la vue des monuments aux morts, dans les petits villages de Provence et des Alpes, me laissait un goût amer. Une succession de noms identiques, parfois mort le même jour, lors de la même bataille ; père, fils, frère, cousin, tous décimés… Je ne pouvais penser qu’à une chose : et moi ? Si j’étais né à cette époque ? Quand j’ai réalisé mes premiers scénarios de bandes dessinées, je savais que je devais aborder ce thème. Curieusement, l’album « Sang noir » (actuellement « Histoire des tirailleurs » chez Petit à petit) est paru en premier, alors que j’avais écrit « La Faucheuse des moissons » (premier titre de la « Guerre de 14-18 en BD ») un an auparavant. »
Quels thèmes développez-vous plus en profondeur ?
« La guerre bien sûr, mais aussi l’amour, l’amitié, le temps qui passe et le destin sont des sujets majeurs de cet album. Il me fallait prendre un personnage dès son enfance et le porter jusqu’à la fin du chemin. Je suis passionné d’histoire mais ce récit est une fiction. J’ai essayé de coller à la réalité historique sans que cela soit une prison. Je voulais que mes personnages participent à certaines batailles : dans la réalité, ils n’auraient certainement pas pu se retrouver à Verdun [21 février au 18 décembre 1916] puis au Chemin des Dames [16 avril au 9 mai 1917]. »
Philippe TOMBLAINE
« Une histoire de la Guerre 14-18 » par Julien Monier et Frédéric ChabaudÂ
Éditions Petit à petit (21,90 €) – EAN : 978-2-380461732
Parution 18 octobre 2023