Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Avec Samuel Paty, vouloir enseigner la liberté…
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Conflans-Sainte-Honorine, était décapité pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet à ses élèves. Quels mécanismes ont conduit à cet attentat inédit ? Comment la liberté d’expression, la laïcité, les réseaux sociaux et l’Islam ont-ils été remis en question ? Dans une enquête très poussée, la journaliste et historienne Valérie Igounet (voir interview en fin d’article) s’associe à Guy Le Besnerais pour livrer une remarquable synthèse de cette tragédie, en dénonçant l’exacerbation de toutes les haines…
En couverture, à la fois être et néant, présence enseignante et fantôme mortifère, Samuel Paty incarne la transmission du savoir, en chef d’orchestre culturel face à un public adolescent volontiers interrogatif. Une scène d’échanges et de débats, dynamique et vivante, qui contraste avec l’effacement programmée du pédagogue. Car, effroyable par le geste, la mort à 47 ans de Samuel Paty le fut aussi par le symbole : pour la première fois, le terrorisme s’invitait à l’école républicaine, sanctuaire du savoir, de l’enseignement laïc et de la liberté d’expression. Ce dramatique événement survint pour mémoire alors que se déroulait en France le procès des auteurs de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015. Les caricatures danoises de 2006, republiées par le journal satirique à cette occasion en septembre 2020 (« Tout ça pour ça » ), suscitèrent des appels à représailles depuis le Pakistan.
En poste depuis trois ans au collège du Bois-d’Aulne, enseignant investi et apprécié, Samuel Paty donne le 6 octobre 2020 un cours d’enseignement moral et civique en 4e, consacré à la liberté d’expression. Il choisit d’illustrer son propos sur le dilemme en présentant deux caricatures de Mahomet, issues du journal Charlie Hebdo. Fallait-il publier ces dessins, pour « faire vivre la liberté » ou ne pas les publier, afin d’éviter les violences ? Pour ne pas risquer de choquer inutilement ses élèves de confession musulmane, Samuel Paty les autorise à détourner le regard ou à sortir de sa classe pendant quelques instants, accompagnés d’une auxiliaire de vie scolaire. Mais, sur les réseaux sociaux, tout dérape et s’enflamme très vite, alimenté par la désinformation : un parent d’élève marocain, Brahim Chnina, accuse ainsi l’enseignant d’avoir voulu discriminer les musulmans, dont sa fille Zaina, elle-même dénonciatrice des faits. Mais les institutions démontreront que Zaina était… absente au collège ce jour-là : elle n’a jamais assisté au cours de celui qui est bientôt accusé d’avoir présenté aux élèves la « photo » du prophète dénudé (sic). Critiqué pour son rôle douteux dans le milieu associatif, Chnina ne trouve rien de mieux que d’être assisté par Abdelhakim Sefrioui, un activiste islamiste et antisémite, leader d’un groupuscule pro-terroriste… Sur Facebook puis WhatsApp, deux vidéos calomnieuses, enregistrées et diffusées par le duo Chnina-Sefrioui, chargent Paty de tous les maux. Tandis que toute l’affaire remonte à l’inspection académique, l’enseignant et la principale de l’établissement portent plainte le 12 octobre pour « diffamation et dénonciation calomnieuse ».
Mais il est déjà trop tard : le mécanisme infernal de la haine est enclenché… Le nom et l’adresse de l’établissement ont été divulgués, les vidéos ont pris un aspect viral sur internet, où se multiplient les messages injurieux et les appels au châtiment du « mécréant ». La rumeur malfaisante et le mensonge sont pourtant des évidences, mais l’aveuglement meurtrier est téléguidé : en dépit de l’intervention d’un référent laïcité, l’ambiance est électrique jusque dans l’équipe enseignante, certains se désolidarisant de l’action pédagogique de Samuel Paty. Le 20 octobre, à 16 h 52, renseigné par quelques élèves auxquels il a fait miroiter 300 dérisoires euros, Abdoullakh Anzorov, un citoyen russe d’origine tchétchène âgé de 18 ans (qui bénéficie du statut de réfugié, accordé à ses parents alors qu’il était mineur) agresse et décapite Samuel Paty. Il est abattu par la police quelques minutes plus tard… La tragédie survient à la veille des vacances de la Toussaint, alors que tous espéraient une accalmie médiatique. À Conflans-Sainte-Honorine comme dans toute la France, l’émotion est immense et l’hommage spontané : le message de solidarité « Je suis Samuel » fleurit sur les réseaux et dans toutes les écoles. Depuis 2020, créé à la suite d’un hommage national rendu dans la cour d’honneur de la Sorbonne, le Prix Samuel Paty (initié par l’Association de Professeurs d’Histoire et de Géographie) invite les élèves de collège et leurs professeurs à travailler autour d’un thème annuel articulé aux programmes d’EMC. Des écoles, des collèges, des salles de réunion ou des places ont également été rebaptisés en mémoire de l’enseignant. Autant de manières de conjuguer le souvenir du passé et l’action au présent.
Pour retracer tous les tenants et aboutissants de cet attentat sans précédent, Valérie Igounet (historienne, journaliste et directrice-adjointe de l’Observatoire du conspirationnisme) a mené pendant deux ans une enquête impartiale et fouillée, en s’appuyant sur des sources et des témoignages inédits, recueillis chez des proches, dans la sphère professionnelle de Samuel Paty, ou facilités par l’intermédiaire Virginie Leroy, avocate de la partie civile. Dessiné en dix mois sur tablette numérique par Guy Le Besnerais, ancien ingénieur de recherches ayant décidé de se consacrer à l’illustration en 2021, « Crayon noir » prend l’aspect d’un roman graphique de 156 pages, très riche en informations. Restituant l’ensemble de la chronologie, des interactions et propos, des positionnements et conflits, l’ouvrage ouvre au débat, en s’inscrivant fort à propos dans une démarche pédagogique. Car, au-delà de la sidération, il est essentiel de faire comprendre : le cours de Samuel Paty était-il fondé ou infondé ? Que sont la laïcité et le blasphème ? Comment la désinformation peut-elle conduire au pire, alors qu’aucun élément de tension n’avait été signalé chez les élèves le jour même du cours évoqué ? Contre toutes les formes de violences, les auteurs démontrent surtout que Samuel Paty avait précautionneusement choisi, ce jour-là, de faire dialoguer entre elles deux images, qui toutes deux répondaient et interagissaient avec des contextes extrêmes (les émeutes internationales de 2012 ; les attentats de 2015).
Dans tous les cas, Samuel Paty avait évoqué le principe de proportionnalité, en expliquant à ses élèves que c’est avec un crayon, non avec un prêche, encore moins avec une arme automatique ou un couteau, que l’on pouvait répondre à une caricature (dont il importait peu (ou pas) qu’elle soit bonne ou mauvaise). On ne tire pas sur les moineaux à coups de canon, on ne tue pas une araignée avec une bombe atomique : les juristes des pays démocratiques le savent. Des élèves de 12 ou 13 ans peuvent, ou mieux, doivent, le comprendre. Les 5 et 6 octobre 2020, Samuel Paty, transmetteur du crayon ou du tableau noir d’antan, a fait son métier de professeur d’histoire. Il a été odieusement assassiné pour cela. Le dessin de presse, la caricature et la liberté d’expression n’ont heureusement jamais été autant enseigné depuis, notamment lors de la Semaine de la presse organisée par le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) chaque année au mois de mars… « Il n’y a pas d’images innocentes », (voir le film « Les Héritiers » de Marie-Castille Mention-Schaar en 2014), mais la réactivité propre à l’humaine doit être éclairée par la culture et les savoirs. Cet album, intelligent et précieux, y participe grandement, alors même que le calendrier judiciaire liée à cette affaire se rappelle à nous : le 13 septembre 2023, la cour d’appel de Paris a validé les procès ordonnés devant les assises spéciales pour huit majeurs (dont Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui, jugés pour association de malfaiteurs terroriste criminelle) et devant le tribunal pour enfants pour six adolescents, tous mis en cause dans l’enquête ouverte depuis 2020.
Bonjour Valérie Igounet. Comment vous êtes-vous retrouvée à œuvrer sur ce sujet aussi sensible que dramatique ? Avez-vous écrit un scénario complet ou avez-vous élaboré vos pages/planches page après page ?
Valérie Igounet : « Mes recherches portent notamment sur le complotisme. Très rapidement, j’ai vu apparaître diverses publications conspirationnistes portant sur le drame du collège du Bois d’Aulne. Certaines affirmaient que Samuel Paty était vivant, évoquant par exemple une opération de diversion orchestrée en haut lieu par “l’État profond” pour nuire aux Musulmans, justifier la loi contre les séparatismes annoncée début octobre par Emmanuel Macron ou – pourquoi-pas… – museler les Français critiques à l’égard du couvre-feu imposé à cette période en réponse au Covid. Le déclic s’est certainement fait à la lecture d’un papier peut-être plus abject que les autres. L’auteur indiquait que “le professeur soi-disant décapité, appartenait à la mouvance sataniste des gothiques”, affirmait “qu’il est impossible de pratiquer une décapitation avec un couteau” et émettait l’hypothèse “que cette tête pourrait être en cire, technique bien connue entre autre (sic) du musée Grévin”. »
« Comme pour beaucoup, le traumatisme du 16 octobre était présent en moi. Et l’idée d’un roman graphique sur Samuel Paty s’est confirmée à la lecture des publications conspirationnistes. Pour des raisons de timing très serré (le livre a été écrit entre septembre 2022 et juillet 2023) et parce que certains témoignages ont été recueillis tardivement (voir les interviews qui constituent la 4e partie du livre), il n’a pas été possible de faire un scénario complet en préliminaire à la réalisation du roman graphique. Comme nous avions décidé de suivre un plan essentiellement chronologique, nous avons travaillé jour par jour (du 1er septembre 2020 au 16 octobre 2020). Pour chaque jour, Guy Le Besnerais élaborait un story-board à partir d’un canevas des événements issus de l’enquête, dont nous discutions ensuite. Lorsque nous étions d’accord, que les textes étaient figés, il réalisait l’encrage puis transmettait à Mathilda pour la colorisation. »
À quelles sources avez-vous pu avoir accès, notamment en ce qui concerne les messages, paroles échangées et témoignages rapportés ?
Valérie Igounet : « En tant que journaliste, j’ai pu consulter des documents judiciaires, des sources “humaines”, c’est-à-dire des entretiens avec des journalistes qui ont enquêté sur Samuel Paty, mais aussi, et surtout, j’ai mené des interviews avec certaines personnes qui ont accepté de témoigner. Je pense évidemment à des collègues de Samuel Paty, des personnels du collège et des parents d’élèves qui ont vécu directement cet événement. Je pense aussi à ces hommes et femmes qui ont participé à cette histoire après le 16 octobre de diverses manières. J’ai également eu accès à des sources publiques comme la documentation de l’Éducation nationale, notamment un Rapport de l’Inspection générale publié en octobre 2020. »
Vous êtes-vous interdits d’évoquer des points sensibles/litigieux, tels le sort des collègues ayant désavoué le cours donné par Samuel Paty auprès de sa classe de 4e, ou les manques en termes de protection policière ?
Valérie Igounet : « Non, aucun point de l’histoire n’a été occulté et notamment pas ceux que vous mentionnez. En revanche, nous avons beaucoup réfléchi au traitement de certains éléments qui pouvaient choquer ou donner lieu à des polémiques. Ainsi, par exemple, nous avons choisi de ne pas représenter explicitement la scène du crime. Dans un autre ordre d’idée, nous n’avons pas reproduit la caricature de Coco que Samuel Paty a projetée lors de son cours : cela aurait pu relancer une polémique sur la question du bien-fondé de la reproduction de ce type de caricature, alors que le livre n’est pas centré sur cette question. Cela n’est qu’un aspect parmi d’autres de cette histoire complexe. »
Samuel Paty apparaît telle une symbolique silhouette fantomatique en couverture : ce visuel et ce titre étaient-ils vos premiers souhaits ou avez-vous proposé des versions alternatives ?
Valérie Igounet : « Il y a eu plusieurs projets de couverture, mais celle-ci s’est imposée à toute l’équipe. Il s’agit du retournement de l’image connue de Samuel Paty faisant cours devant ses élèves : ce point de vue met les élèves au centre de l’histoire. La silhouette en creux n’est pas celle d’un fantôme mais celle de l’inconnu que reste Samuel Paty pour le grand public qui n’a retenu que les circonstances terribles de sa mort. L’objet de « Crayon noir » est de remplir ce creux, de décrire la vie de ce professeur. »
« J’ai proposé ce titre qui contient plusieurs éléments clés de l’histoire. Outre la couleur noire pour laquelle Samuel Paty avait une affection particulière, il est évident que le crayon fait référence à un des principaux instruments des enseignants. C’est aussi l’outil du dessinateur de presse, notamment bien sûr des dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés en janvier 2015. Enfin, le crayon noir, le crayon à papier, s’efface et justement, par opposition, notre but est que l’histoire de Samuel Paty ne soit pas oubliée. Les dernières lignes du texte présenté en avant-propos reviennent sur cette idée : “Ne pas tourner la page mais laisser une trace pour un hommage durable, un mémorial de papier, et inscrire la mort de Samuel Paty dans un combat pour la liberté. Ne pas oublier que c’est avec un crayon et non des armes qu’une opinion s’exprime”. »
Pensez-vous qu’il soit aujourd’hui possible de parler en classe des caricatures de Mahomet, sans prendre le risque de heurter des élèves, voire de provoquer l’hostilité de parents, convoquant une attaque contre l’Islam ?
Valérie Igounet : « Oui, nous le pensons. Nous sommes conscients que certains professeurs s’autocensurent sur cette thématique et encore davantage depuis l’assassinat de Samuel Paty. Mais d’autres continuent d’aborder ce sujet lorsqu’ils traitent pendant leurs cours de la liberté d’expression. Nous dirions même que certains sont encore plus déterminés depuis l’assassinat de Samuel Paty de présenter et d’expliquer en classe des caricatures de Mahomet, en adaptant leur pédagogie à chaque niveau. »
« La pédagogie peut gagner à inclure des éléments susceptibles, non pas de choquer, mais de susciter une émotion chez les élèves. C’était clairement une des orientations pédagogiques de Samuel Paty. Pour autant, celui-ci était conscient de la difficulté de certaines thématiques et c’est pourquoi il a laissé ses élèves libres de regarder ou pas les caricatures ; ce qui lui a été reproché. Nous montrons bien dans « Crayon noir » que les parents et les élèves réellement impliqués, ceux des deux classes de 4e qui suivaient les cours de Samuel Paty, n’ont pour la plupart, pas été choqués par le cours. Pour les quelques-uns qui ont pu l’être, ils ont été rassurés rapidement par les explications de Samuel Paty et de la principale du collège. L’hostilité, les accusations d’attaque contre l’Islam sont déclenchées par la présentation totalement mensongère du cours de Samuel Paty faite par une élève, puis diffusée par son père Brahim Chnina, et relayée par son complice Abdelhakim Sefrioui. Elles se répandent à une vitesse vertigineuse par le biais des réseaux sociaux. C’est ce processus d’amplification et de déformation des faits, qui peut se déclencher sur d’autres sujets que les caricatures de Mahomet, qu’il faut interroger. »
Vous êtes relativement critiques contre l’Education Nationale : cette dernière est-elle en mesure de défendre le principe de laïcité en 2023 ? Quid de la protection des missions des enseignants, qui l’évoquent en EMC ou en Histoire ?
Valérie Igounet : « Nous ne sommes pas critiques vis-à-vis de l’Éducation nationale. Nous sommes simplement objectifs : nous avons décrit les actions menées par l’Éducation nationale avec les éléments en notre possession, comme nous avons exposé les différents points de vue et ressentis des enseignants et des personnels du collège. »
« Bien sûr, la laïcité, comme d’autres principes de la République, doit toujours être enseignée, et elle l’est. L’éducation nationale s’est dotée de plusieurs outils pour traiter de ces questions : référent laïcité, équipe valeurs de la République. Même si on peut considérer que l’assassinat de Samuel Paty témoigne de leurs limites, il ne faut pas oublier, comme le rappellent certains des témoins, qu’il s’agissait d’une situation totalement inédite dans laquelle les décisions étaient très difficiles à prendre. »
Que vous a appris ou apporté la réalisation de cet ouvrage ? Certains points vous ont-ils particulièrement surpris ?
Valérie Igounet : « Écrire et dessiner un tel livre n’est évidemment pas anodin. Nous avons été plongés pendant de longs mois dans une histoire douloureuse, inacceptable et inédite. Il est évident que nous avons appris beaucoup d’éléments factuels au cours de l’enquête qui nous ont permis de raconter cette histoire de manière précise et rigoureuse. Surtout, nous sommes entrés d’une certaine manière dans l’univers d’un professeur d’histoire passionné par son métier. Et nous avons découvert plusieurs histoires humaines en parallèle. Celles de collègues, surveillant, parente d’élève, avocate, etc. impliqués dans ce drame. Nous avons été non pas surpris mais émus de la solidarité qui existe entre eux. »
Philippe TOMBLAINE
« Crayon noir : Samuel Paty, histoire d’un prof » par Guy Le Besnerais et Valérie Igounet
Éditions Studiofact (23 €) – EAN : 978-2-9582927-8-2
Parution 6 octobre 2023
Album très utile, surtout en ces temps sombres actuels. On voit la machine Education Nationale préférer les propos et menaces de parents, le risque médiatique plutot que le soutien d’un professeur et la recherche de la vérité. Au moins que ce drame serve pour l’avenir, et le changement de ministre et de discours semble l’acter.
N’oublions jamais l’affaire Samuel Paty et soyons nombreux à s’en souvenir et à en parler, cela fera reculer les ennemis de la laïcité et de la liberté. Toujours l’effet de nombre.