Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Global police » : la loi et l’ordre selon Florent Calvez et Fabien Jobard…
Assurer la sécurité des personnes, des biens et des institutions, ou encore lutter contre la criminalité organisée et le terrorisme, maintenir l’ordre… Autant de missions indispensables, qui reviennent depuis des décennies à la police dans le monde entier. Mais à quoi voulons-nous que cette force de sûreté intérieure serve réellement au XXIe siècle ? De l’invention du bobby anglais au modèle chinois, « Global Police » nous emmène à réfléchir sur cette institution controversée : aux croisements des questions du contrôle, de la surveillance et de la violence. En 192 pages, Florent Calvez et Fabien Jobard livrent un précieux one-shot documentaire. Un essai tourné vers une police scientifique idéale, sans négliger ses violences ni ses silences : la prévention plutôt que la répression.
En couverture, un policier contemporain, vu de dos, semble être le centre d’intérêt d’un public interrogatif, constitué de personnes de tous sexes et tous âges. Entre curiosité, attentes et liens de confiance, tout semble à la fois déjà construit et encore à faire, dans un monde au sein duquel se pose plus que jamais un questionnement essentiel : comment retisser le lien entre police et population ?
L’étymologie nous rappelle que le terme police renvoie à une force chargée d’assurer la sécurité et de maintenir l’ordre public, notamment dans un cadre urbain. Au-delà d’une certaine confusion entre politeia (l’administration) et pólis (la cité), la police est loin d’être une entité… uniforme. Si la centralisation est de mise en France depuis 1941 (création de la police nationale), on aura longtemps vu – depuis le IXe siècle sur notre territoire – des forces policières propres à chaque ville franche, à chaque commune libre, à chaque marché, corps de métiers, unités de poids et de mesure, jeux, etc. Quatre dates vont moderniser les choses : en 1254, Louis IX créé le guet royal ; en 1667, Louis XIV nomme à Paris un lieutenant général de police (Nicolas de La Reynie) qui rassemble sous son autorité 48 commissaires ; en 1799, Joseph Fouché devient ministre de la Police ; en 1829, avec leur habit bleu, leur chapeau à cornes et leur canne, les sergents de ville de Paris sont les premiers policiers du monde à porter un uniforme. À l’opposé du système français se trouvent les 18 000 polices du système fédéral américain : du FBI jusqu’aux shérifs et à leurs suppléants (dans les bourgades dépourvues de polices locales) en passant par les polices urbaines (par exemple le New York City Police Department) ou celles des États (la California Highway Patrol, popularisée par la série « Chips » en 1977).
Les missions allouées à la police furent également très diverses : s’occuper des crimes et délits, vérifier la qualité des farines, faire respecter les bonnes mœurs, la collecte des ordures ou encore éloigner les pestiférés, régler la circulation et finalement savoir s’adapter au monde moderne, en perpétuelle mutation. Une réinvention notamment scientifique, inscrite dans les gènes de préfets comme le célèbre Louis Lépine (en poste de 1893 à 1913)… qui donna précisément son nom à un concours d’inventions ! Si les forces de l’ordre semblent moins immédiatement visibles que jadis, leur présence s’est en fait accentuée : de 20 000 agents en 1842 à 150 000 en 1968 et 273 000 aujourd’hui (150 000 policiers, 25 000 policiers municipaux et 98 000 gendarmes). Soit un taux par habitant (3,3 pour 1000) dans la moyenne européenne, au profit d’une réelle diminution de la violence et d’un taux d’élucidation de 38 %, tous délits confondus. 85 % des affaires d’homicides sont résolues, grâce aux progrès scientifiques. Mais, plus armée que chez nos voisins européens, la police française suscite autant l’admiration (pour sa lutte notamment contre le terrorisme et les mafias) qu’elle cristallise les rejets, pour sa violence répressive lors des grandes manifestations ou pour son racisme viscéral face aux jeunesses (agitées) des banlieues. De Vidocq à nos jours, plus sans doute que n’importe quelle autre institution, la police a en conséquence nourrit tout un imaginaire, au point d’avoir donné naissance à un genre à part entière : le polar.
Que nos lecteurs nous pardonnent cette grande entrée en matière documentaire : car, en embrassant nécessairement l’ensemble des sujets, noms et périodes évoquées, le présent album (divisé en chapitres thématiques : les modèles de police, la police partout et nulle part, police et politique, etc.) n’évite volontairement pas les sujets les plus sensibles. Ce dès son introduction et sa conclusion, où les paradoxes se font jour : on aime la police quand elle nous protège, on la déteste quand elle parait représenter l’ordre établi, l’adversaire politique, la dictature ou la surveillance de nos agissements, par caméras interposées ou sur internet. Une défiance qui s’explique au travers de l’Histoire (les origines de la police sont militaires), de par l’usage d’armes (le lanceur de balles de défense, ex-Flash-Ball) interdites dans la plupart des autres pays d’Europe et par l’échec de l’instauration d’une véritable police de proximité, telle que voulue en 1998 par Lionel Jospin. Une ambition et un espoir toutefois relancé avec la PSQ (police de sécurité du quotidien, initiée depuis 2018), destinée à renouer le dialogue avec les citoyens. On saisira de fait toute la portée sociétale, politique et philosophique de l’accroche liée à « Global Police » : « Ordre ? Contrôle ? Sûreté ? À quoi voulons-nous que serve la police ? Un spécialiste de cette question nous interpelle à travers l’histoire policière et ses multiples formes dans le monde. »
Le spécialiste en question a pour nom Fabien Jobard, chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), dont le travail porte sur la sociologie de la police, sur les décisions judiciaires, sur la mobilisation contre les violences policières et sur les contrôles d’identité. Nous avons de notre côté abordé la genèse de cet album avec son dessinateur, Florent Calvez, que nous remercions pour ses éclairages :
Bonjour Florent : pouvez-vous d’abord nous dire comment est né le projet « Global Police » ?
F. C . : « Le projet est né dans l’esprit de Louis-Antoine Dujardin, éditeur chez Delcourt, après le visionnage du documentaire de David Dufresne, « Un pays qui se tient sage ». Il s’agit d’un film qui interroge le maintien de l’ordre pendant les gilets jaunes, en faisant intervenir des policiers, des romanciers, des syndicalistes, des gilets jaunes, des chercheurs… dont Fabien Jobard. Son intervention dans le doc a poussé Louis-Antoine à le contacter pour envisager un projet BD sur le sujet de la police. Et je suis arrivé sur le projet en tant que dessinateur mais aussi coscénariste, parce qu’il s’agissait de faire de 25 ans de travail de chercheur sur la police une narration en bande dessinée. Autour de l’envie de Fabien de poser la question de la police, nous avons dégagé quelques axes fondamentaux pour organiser le livre : les modèles de police, la question de l’espace (territorial, entre la police et la population), les relations avec le politique, les futurs possibles… Nous souhaitions donner de la chair aux informations pour éviter l’écueil « carte postale » ou « Powerpoint ». »
Précisément, nous ne suivons pas ici un personnage, mais plusieurs thématiques, plusieurs réflexions successives à travers l’Histoire et sur tous les continents. Votre album dépasse la construction habituelle du récit reportage…
F. C. : « Comme on a travaillé l’espace comme le temps (on se déplace aussi bien à Lagos aujourd’hui comme en Hollande au XVIIe siècle, en passant par Londres au XIVe), on a choisi de ne pas être dans un récit d’enquête ou de nous mettre en scène. En cherchant la fluidité et la dynamique de la lecture, on a travaillé une alternance d’infos illustrées et de mini-fictions, afin d’alimenter les idées fortes du récit. L’objectif était bien de faire réellement de la bande dessinée, et pas simplement de l’illustration. »
Comment avez-vous abordé la question du traitement graphique ?
F. C. : « Au sujet du style graphique : ordinairement, c’est-à -dire quand je travaille sur des fictions, j’ai un style plutôt réaliste. Outre que je ne sais pas forcément changer de style, je n’ai pas adopté le style ordinaire des bd documentaires : jeté, rapide (je ne dis pas bâclé, hein !) et ce malgré une pagination conséquente. Et puis, comme il s’agissait aussi de produire un récit hybride, une BD documentaire dans laquelle se loge des petites fictions, il n’y avait en quelque sorte aucune raison logique de changer de style graphique. »
Quid de vos recherches de couverture ?
F. C. : « On a cherché à travailler autour des concepts de police dans le monde, le côté historique ou encyclopédie ou diversité des polices… Pour finir sur l’idée de la question police et population, nous en quelque sorte.In fine, mettre en face à face un policier et des citoyens nous semblait pertinent. Pas un face à face conflictuel, mais un face à face neutre, « curieux », interrogatif. On a fait un essai pour figurer les différents espaces et temporalités (par des costumes d’époques et de pays différents), mais au delà de l’aspect carnavalesque de l’ébauche, la question du livre est actuelle, le ici et maintenant, nous sommes restés sur une figuration contemporaine. »
Un ou de futurs albums en préparation ?
F. C. : « Le prochain album sera une fiction anticipation/post-apo’ basée dans l’Est de l’Europe. Je suis au dessin/couleurs et Kris au scénario. Pas de date de sortie, on commence juste ! Et j’ai des sujets en tête dans l’esprit de « Global Police » pour l’après, mais il est bien trop tôt pour en parler… »
Philippe TOMBLAINE
« Global Police : la question policière dans le monde et l’histoire » par Florent Calvez et Fabien Jobard
Éditions Delcourt (17,95 €) – EAN : 978-2-413048602
Parution 20 septembre 2023