Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Indiana » par Claire Bouilhac et Catel : quand le féminisme se nomme George Sand…
Lassée par son officier de mari, homme antipathique et autoritaire, Indiana se laisse courtiser par le jeune monarchiste Raymon de la Ramière… qui s’avère être un amant bien peu fiable ! L’aventure se poursuivra plus heureusement sur l’île Bourbon. Paru en 1832, le premier roman sentimental de George Sand se double d’une remarquable charge sociétale dénonçant l’oppression des femmes. Adapté à quatre mains chez Dargaud par Catel et Claire Bouilhac, cette étude de mœurs n’a rien perdu de son actualité ni de sa virulence…
Après avoir donné le visage de l’actrice Marina Vlady à leur « Princesse de Clèves » en 2019 (voir notre chronique), Catel et Claire Bouilhac empruntent ici les traits d’Isabelle Adjani pour mieux incarner Indiana. Licence poétique dirons-nous, puisque le personnage originel (madame Delmare), tout comme Noun (sa compagne d’enfance et domestique), est une jeune Créole de 19 ans. Plus précisément une probable descendante de colon blanc, métisse ici accordée au teint de porcelaine de l’actrice de la « Reine Margot », via sa description littéraire : une jeune femme à la « beauté pâle et frêle », aspect traduit en couverture de ce one-shot de 176 pages. Avec Indiana en guise de prénom (et sans même penser à un certain archéologue…), le lecteur contemporain est initialement en droit d’envisager un certain exotisme, voire un possible lien avec un État américain (le 19e à intégrer les USA en décembre 1816). Pourtant, plus simplement, l’intrigue débute dans le contexte qui est alors celui directement vécue par la romancière : la fin de la Restauration et le début de la monarchie de Juillet (été 1830), en Brie et à Paris. Le voyage et le dépaysement ne surviennent qu’à la fin de l’ouvrage, l’intrigue se déplaçant alors dans l’actuelle île de La Réunion, en faisant des allusions à « Paul et Virginie » de Bernadin de Saint-Pierre (1788).
Première œuvre à être rédigée seule par Amantine Aurore Lucile Dupin (baronne Dudevant depuis 1822), l’histoire (parue en deux volumes) met en perspective l’effervescence romantique parisienne, à laquelle l’autrice participe activement. Entre artistes et poètes du quartier Latin, elle s’éloigne de son mari alcoolique pour engager une liaison avec Jules Sandeau, écrit avec lui « Rose et blanche », adopte un costume masculin (autorisé par la préfecture de police de l’Indre), se fait couper les cheveux aux épaules, porte désormais un chapeau de feutre mou… et change de nom. Place à l’androgyne J. Sand, puis à George (sans le « s » final) Sand, double référence étymologique à « celui qui travaille la terre » et à Sandeau.
Demeurant fidèles au concept de mise en abyme, les deux autrices conjuguent leurs styles et leurs talents pour raconter à la fois la vie de l’écrivaine (un prologue et un épilogue dessinés par Catel Muller) et l’histoire de l’héroïne (dessin par Claire Bouilhac). Le scénario ne manque pas d’établir des rapprochements et parallèles entre ces deux incarnations du combat féministe. En mai 1832, la critique salue une œuvre qui condamne la prédation et la domination masculine, Indiana passant de fait du statut de fille puis épouse de… à celui de maîtresse, entre père tyrannique, époux violents ou indifférents et amants inconsistants : « La solitude est bonne, et les hommes ne valent pas un regret. » Sand, qui rencontre Alfred de Musset en juin 1833 avant de le laisser, désabusé, en 1834, ne changera par la suite guère d’avis. On ne badine pas avec l’amour, l’affaire est connue… Le succès public et critique d’« Indiana » permet à George Sand d’entamer sa carrière littéraire, l’ouvrage restant par la suite cependant moins connu que « La Mare au diable » (1846), « François le Champi » (1848) ou « La Petite Fadette » (1849).
Roman d’apprentissage, nouvelle romantique, tragédie, fable philosophique, étude sociétale, essai politique, œuvre engagée : au fil des pages comme des planches, « Indiana » révèle sa polysémie. Empruntant de nouveau tant au style franco-belge classique qu’à un semi-réalisme intemporel, l’album suite la ligne graphique empruntée par « La Princesse de Clèves ». Le scénario rend compte de la forte présence des personnages, des décors bourgeois ou maritimes du XIXe siècle et des nombreux dialogues renvoyant à l’œuvre de Sand. L’art est une démonstration… du métissage social inhérent ou défendu par les autrices.
Philippe TOMBLAINE
« Indiana » par Claire Bouilhac et Catel, d’après George Sand
Éditions Dargaud (25 €) – EAN : 978-2-205085396
Parution 25 septembre 2023