« Bleu à la lumière du jour » : la voie du mystère fabulaire…

Épais one shot de 184 pages, scénarisé et dessiné par Borja González, « Bleu à la lumière du jour » illumine d’intrigante façon la rentrée littéraire proposée chez Dargaud. Au menu : un château médiéval, deux sÅ“urs – Teresa et Matilde – dont une menacée par la perspective d’un sacrifice dédié à un dieu antique, ainsi qu’un mystérieux oiseau bleu. Un volatile fantastique, dont l’esprit prend bientôt possession du corps de Matilde, catatonique, qui retourne accomplir sa destinée dans les murs de la forteresse familiale… Un périple romantico-gothique tour à tour atmosphérique, étrange et fascinant.

L'heure de la disparition (planches 4 à 6 - Dargaud 2023).

Autant prévenir d’emblée les lecteurs : tout comprendre de ce conte noir et horrifique, doublé d’un récit d’émancipation faisant l’éloge de la liberté des femmes, réclamera de la concentration. Une histoire où il est initialement question de traditions ancestrales et d’héritage, jusque dans le patrimoine génétique et le talent artistique : « Moi, j’ai les yeux de ma mère, par exemple. Bleus à la lumière du jour, verts dans la nuit », expliquera ainsi Gardenia, sœur de Teresa et Matilde.

Que voyons-nous, ou pouvons-nous comprendre de cet album dès sa couverture ? Une jeune femme nue apparait, assise dans l’encadrure cintrée d’une fenêtre à l’architecture médiévale. Nous ne voyons rien de la décoration intérieure, tandis que la muraille qui s’étend sur la totalité de l’arrière-plan laisse deviner un édifice d’assez grande dimension. Le bas de la composition, doublé d’une diagonale bas-gauche/haut-droit et deux deux branches proposant des axes inversés, est totalement occupé par la végétation. Quatre étranges oiseaux bleus et une nuée de papillons viennent compléter cette scène aussi surprenante que bucolique. Un certain trouble, néanmoins, peut-être pressenti : la jeune femme blonde, sans regard ni habits, apparait frêle, en danger (va-t-elle tomber ou se suicider ?), voire envoutée par la nature environnante, en particulier par le vol des oiseaux. De même, le surcadrage proposé par la fenêtre et les branches, la noirceur du feuillage et de l’espace intérieur, viendront alimenter un sentiment de peur : des forces hostiles et inconnues ne cherchent-elle pas à attirer une proie innocente hors de son cadre de vie ? Inversement, nous pourrons toutefois lire ce même visuel comme suit : prisonnière d’un cadre trop strict (littéralement, la « vie de château » et ses codes inhérents), la jeune femme tente de s’en échapper en se rapprochant de la nature sauvage, volontiers idéalisée et féérique. Le titre vient abonder cette proposition : la couleur bleue et la lumière du jour y apparaissent comme deux axes émancipateurs, à l’inverse de la noirceur ou du haut mur – oppressant et bouchant l’horizon -, synonymes d’emprisonnement.

Une nature inquiétante (planches 22-23 - Dargaud, 2023).

Une référence : couverture du T1 de « Rachel Rising » (Terry Moore ; Delcourt, 2014).

Né en Espagne en 1982, Borja González est un autodidacte très tôt attiré par l’écriture de contes illustrés et de bandes dessinées pour des fanzines. Après « La Reine Orchidée », publié dans les années 2010 chez El Verano del Cohete (une maison d’édition qu’il codirige), l’auteur se fait connaitre du public francophone avec « The Black Holes » et « Nuit couleur larme » (Dargaud, 2019 et 2021), histoires fantastiques d’amitiés, de passés troubles et de cohabitations impossibles. Dès 2015, dans une illustration, l’auteur imagine deux adolescentes du XIXe siècle, se promenant dans les jardins d’un vieux château, accablées par un été sans fin : elles évoquent dans leur discussion la série « Rachel Rising » de Terry Moore (disponible chez Delcourt, 2014-2017). Dans cette saga fantastique, une jeune fille se réveille dans les bois… en s’extirpant d’une tombe creusée à même le sol. Rentrée chez elle, elle se met à la recherche de sa meilleure amie pour comprendre ce qui lui est arrivé. Sauf que trois jours se sont écoulés et que personne ne semble vraiment la reconnaitre. À partir de son illustration, González développe une intrigue qui forme la trame de « La Reine Orchidée », dont la protagoniste principale se nomme Teresa. Dans un autre ouvrage (« The Black Holes »), Teresa, qui est toujours une adolescente du XIXe siècle, monte un groupe de rock… avec trois filles de 2016 ! Dans « Nuit couleur larme », l’intrigue se déroule dans une ville devenue le théâtre d’une vague de disparitions soudaines et inexpliquées. Teresa y est une libraire spécialisée dans le fantastique, l’occultisme et l’horreur. Une de ses clientes régulières est Matilde, jeune fille timide habillée comme une otaku. Déconnectée de son époque et de la réalité, obsédée par le passé, préférant vivre dans un conte étrange et mystérieux, l’héroïne (Teresa) est in fine le reflet d’une couleur – le bleu – propice à la spiritualité, au rêve et à l’imaginaire. D’un titre à l’autre, le lecteur trouvera des correspondances, des échos, des glissements pour ainsi dire fantomatiques. Comme une trace d’un monde ou d’un passé à la fois présent et évanoui, qui a été ou est encore… quelque part dans nos souvenirs ou nos regards. Avec ses silences, ses cases-planches, ses surprenants décalages temporels et ses ellipses, dessiné entre ombres et silhouettes sous une colorisation bleutée ou sépia, « Bleu à la lumière du jour » est pour le moins envoûtant et déstabilisant. Un titre éthéré et à plusieurs niveaux de lecture, que l’on a potentiellement de grandes chances de retrouver en sélection du 51e festival d’Angoulême en janvier 2024 !

Couverture pour « Nuit couleur larme » (Dargaud, 2021).

Planche 8 de « Nuit couleur larme » (Dargaud, 2021).

Pages 61 et 62 de « Nuit couleur larme » (Dargaud, 2021) : des correspondances dans l'invitation au fantastique...

« Bleu à la lumière du jour », planche 11 (Dargaud, 2023).

Philippe TOMBLAINE

« Bleu à la lumière du jour » par Borja González

Éditions Dargaud (20,50 €) – EAN : 978-2-205204506

Parution 18 août 2023

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