Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Rappelle-toi ces belles années » : une douloureuse mémoire de guerre…
En 1918, Mathilde regarde avec angoisse son mari Célestin Desbois repartir pour le front. Gravement blessé par un obus, ce dernier – entre la vie et la mort -, assailli de souvenirs, est rongé par le remord d’avoir laissé sa famille endosser le poids de ses tourments… Pour son tout premier album, Julien Langlais se lance dans la Première Guerre mondiale avec un poignant récit mélodramatique : une histoire d’amour confrontée au poids comme aux enjeux de la mémoire.
Revenons, dans cette rubrique, aux fondamentaux : l’étude préalable de la couverture, en tant que vectrice d’indices, de pistes et d’informations sur le contenu même de l’album. Naturellement, c’est d’abord l’époque dans laquelle se situe l’intrigue qui pourra vite être circonscrite. Avec sa couleur bleu horizon et sa forme caractéristique (un dérivé du casque des sapeurs-pompiers de la fin du XIXe siècle), le casque Adrian modèle 1915 équipait les troupes françaises pendant la Première Guerre mondiale. Détail supplémentaire : à l’avant du casque est agrafé l’attribut de l’arme ; ici celle de l’infanterie, avec la grenade surmontée d’une flamme, estampillée des initiales de la République française. Ce casque est posé sur une table, environné de diverses photos sépia, montrant à la fois la carrière et les grandes étapes du principal protagoniste, dont on découvrira le nom (Célestin Desbois) inscrit au poignet. Cette gourmette réglementaire permettait, pour mémoire – face au nombre important de victimes -, de faciliter l’identification des corps. En mai 1915, décision fut prise de doubler la plaque d’identité (une sur le corps et l’autre jointe à l’acte de décès) : chacune devant théoriquement être portée autour du cou par un cordon distinct. La réalité des affrontements fit que les soldats prirent l’habitude d’en porter une seule autour du cou et l’autre au poignet gauche. Le nom et le prénom usuel sont complétés par l’année de classe (formation ; généralement, l’année des 20 ans) et (au verso) l’indication de la subdivision régionale, ainsi que le numéro associé au recrutement.
Avec ces deux mains s’effleurant tendrement, ces alliances et quelques photos évoquant la vie de couple, l’on devinera – titre aidant – que l’intrigue porte sur les souffrances et souvenirs associés au conflit, les hommes étant obligés de quitter durablement leurs foyers. Les clichés portant des traces de pliures et la photographie aux bords brûlés fournissent d’autres indices sur la temporalité exprimée : il s’agit bien de souvenirs emmenés par Célestin sur le front, où il aura subit le feu ennemi. « Rappelle-toi ces belles années » suggère ainsi l’évocation du passé : thématique très habituellement illustrée dans les bandes dessinées historiques par des séquences flashback aux couleurs sépia.
Si le nom de Julien Langlais vous est inconnu, rien de plus normal : diplômé à 22 ans, ce jeune auteur fit partie de la promotion Arthur De Pins (2015-2018) au sein de l’Académie de bande dessinée Brassart-Delcourt, créée à Paris en 2014. Dans ce cursus confrontant les élèves à tous les aspects du futur métier d’auteur de bande dessinée (des points administratifs à la compréhension de la gestuelle, en passant par l’animation, le yoga ou le théâtre), Julien Langlais trouva donc matière à entreprendre un premier album complet, contractualisé aux éditions Soleil (devenues label du groupe Delcourt depuis 2011). Ayant au préalable achevé la mise en couleurs du tome 2 de la série « Venosa » (Olivier Milhiet ; Delcourt, 2017-2020), Julien Langlais endosse avec cet album la triple responsabilité de dessinateur, scénariste et coloriste. Un défi réussi, au regard des planches au style semi-réaliste évoquant le destin de Célestin et de Mathilde. Tentant de se raccrocher à son passé, traumatisé par son expérience aux frontières de la mort, l’ancien soldat doit apprendre à vivre sans perdre pieds. Comme l’explique l’auteur : « Mes principales sources d’inspiration ont été le roman « La Chambre des officiers » de Marc Dugain et le film « L’Échelle de Jacob » d’Adrian Lyne, principalement pour leur traitement des traumatismes engendrés par la guerre sur la chair et l’esprit. Il était donc important pour moi que le rythme du récit soit au diapason de l’état psychologique du protagoniste. Ainsi, les scènes s’enchainent brusquement quitte à perdre les lecteurs, mais le narrateur (Célestin) est là pour mettre un peu d’ordre dans cette cacophonie. Les textes narratifs peuvent évoquer des extraits de lettres envoyées à sa femme. » Sujet fort par définition, cette réflexion dramatique aux accents antimilitaristes fera prendre conscience, si besoin était, de l’enfer mémoriel et psychique vécu après-guerre, par plusieurs générations d’hommes, de femmes et d’enfants. Face à la mort, les plus belles années d’une vie sont celles qui nous ont épargnés.
Philippe TOMBLAINE
« Rappelle-toi ces belles années » par Julien Langlais
Éditions Soleil (15,95 €) – EAN : 978-2-302099630
Parution 3 mai 2023