On vous a déjà dit tout le bien que l’on pensait de la saga ébouriffante, délirante et jubilatoire « The Kong Crew » d’Éric Hérenguel… (1) Or, voilà que les éditions Caurette sortent une très belle intégrale de luxe de la trilogie (224 pages, dans sa version originale en noir et blanc grisé et en français) : une incroyable épopée hommage aux comics, aux pulps et aux vieux films fantastiques des fifties ! Ceci alors que le tome 3, cartonné et en couleurs, vient aussi à peine de paraître chez Ankama… La totale en noir et blanc ou les trois volumes en couleurs, vous avez donc le choix ! L’essentiel étant de ne pas passer à côté de ces aventures follement drôles, débridées et imaginatives, sous couvert de fable épique et écologique !
Lire la suite...« Le Cahier bleu – Après la pluie » : le jeu de l’amour et du hasard selon André Juillard…
Profitant de la 50e édition du FIBD, Casterman réédite ce mois-ci 13 œuvres cultes, au format poche et au prix unique de 12 € : dont « La Ballade de la mer salée » (Hugo Pratt), la « Trilogie Nikopol » (Enki Bilal), « Silence » (Didier Comès) et « Kiki de Montparnasse » (Catel et José-Louis Bocquet). Prix du Meilleur album à Angoulême en 1994, le très élégant « Cahier bleu » d’André Juillard se hisse sans peine au firmament des one shots en matière de jeu amoureux, aussi sensible qu’inattendu. Prolongée en 1998 – sur fond d’intrigue policière – dans « Après la pluie », la rencontre entre Louise et Victor n’a jamais fini de révéler toutes les subtilités de sa narration…
Prépublié dans (À suivre), l’album est initialement publié par Casterman en mai 1994. Réédité en mars 2003 (sous une nouvelle couverture), puis en intégrale en juin 2011 (nouvelle couverture et interview complémentaire de l’auteur), « Le Cahier bleu » – devenu diptyque avec « Après la pluie » – décline un récit très simple en apparence. Mettant en scène la figure classique du triangle amoureux, l’intrigue dévoile dès ses premières cases la nudité de Louise, aperçue par hasard dans son appartement parisien par Armand, depuis une rame de métro aérien toute proche. Alors que la séducteur Armand entame une liaison sans véritable avenir, Louise rencontre le tourmenté Victor, dont la sensibilité la touche. Jusqu’à ce que la jeune femme trouve dans sa boite aux lettres un anonyme cahier bleu, supposé récit intime dans lequel Victor raconte comment, un jour, il a aperçu Louise nue depuis le métro aérien… Dès lors, l’auteur amorce un fil narratif amplement plus complexe et subtil, au cours duquel les mêmes événements seront racontés de différents points de vue, et remarquablement dessinés, afin de rendre compte de l’écheveau tissé entre les situations et les protagonistes, à la fois acteurs et victimes de quiproquos amoureux dignes du théâtre de Marivaux.
Repenchons-nous plus en détails sur la genèse de ce titre…
En octobre 1991, une page se tourne dans l’œuvre de Juillard avec la publication par Glénat du dernier opus des « Sept Vies de l’Épervier » : « La Marque du Condor ». La fin d’un cycle, plus qu’un adieu définitif, en dépit de la mort supposée de l’héroïne Ariane de Troïl : le fil ne demandera en vérité qu’à être de nouveau déroulé par un labyrinthique démiurge, nommé Patrick Cothias. Entre fin de cycle et mutation, André Juillard réfléchit alors à son propre avenir. Se confiant à Frédéric Niffle dans l’ouvrage « Esquisse d’une œuvre » (novembre 1991), l’auteur précise ses réflexions : « Depuis quelques temps, je me sens à l’étroit, à cause précisément de cette obéissance que je dois au scénariste. Ce n’est pas tant l’obéissance proprement dite qui me dérange, mais plutôt le fait que je ressens de plus en plus le besoin d’intervenir dans le scénario. [...] Il y a certaines cases qui me bloquent, parce que le scénario ne me permet pas de réellement m’exprimer par le dessin. [...] En fait, j’attends des révélations sur moi-même ». Conscient du fait qu’il risque d’échouer à imaginer un scénario publiable, Juillard accepte le « risque à courir » pour vaincre l’ennui qui le guette. Parmi les sujets évoqués, André envisage de raconter un jour « la vie d’une communauté d’artistes, comme les impressionnistes ou ceux du bateau-lavoir ». Les années 1990 auraient pourtant très bien pu ne jamais donner matière à un quelconque album entièrement réalisé par Juillard, tant les propositions de projets fourmillent. Parmi les plus avancés figure en bonne place la potentialité d’une nouvelle série scénarisée par Frank Giroud pour la collection Aire Libre (Dupuis) et narrant – d’après les souvenirs du propre père de Giroud – le destin d’un jeune appelé pendant la guerre d’Algérie. Mais, désormais habitué à discuter la mise en scène proposée (le scénario prenant comme décor une surprenante Kabylie hivernale), Juillard rejettera finalement l’idée de n’être qu’un simple exécutant. Rongeant son frein, Giroud devra en conséquence patienter jusqu’en 1998-1999 pour parfaire son œuvre en compagnie du dessinateur Lax : les deux tomes d’ « Azrayen’», publiés chez Dupuis, seront heureusement salués par le Prix de la critique à Angoulême !
Présent depuis février 1989 dans la revue (À suivre) de Casterman, généralement à titre d’illustrateur pour la rubrique cinéma ou un sujet d’actualité, Juillard réserve une belle surprise à ses fans. En décembre, la couverture du n° 191 se pare d’une illustration intrigante, montrant une belle inconnue aux courts cheveux noirs jais, occupée à feuilleter un ouvrage sur fond de décor parisien nocturne. En guise de titre de présentation, la revue a fait sobre en indiquant simplement « Juillard : Le Cahier bleu ». Dans les 20 planches disponibles, présentées sous la mention « 1 – Coup de foudre », les lecteurs feront connaissance avec les trois principaux personnages ; à commencer par Louise Lemoine, une jeune femme dont nous apprendrons successivement le prénom (planche 2, case 7), l’origine québécoise et le métier (employée au musée d’ethnologie, voir planche 10). Le récit, qui débute précisément en « avril 1992 », s’ouvre sur une scène sensuelle et quotidienne : Louise, sortant de sa baignoire avec seulement une serviette sur les cheveux, passe dans le plus simple appareil devant sa fenêtre dénuée de rideaux. Le mal est fait car, dans le métro aérien tombé par hasard en panne juste en face de chez elle, un homme l’a vue ! Il s’agit d’un séducteur impénitent nommé Armand Laborie (dit Bobo), très vite charmé par les formes généreuses de notre héroïne au regard gris bleu. Un court échange épistolaire, suivi d’un rendez-vous à la Coupole (le 26 avril), semblera marquer le début de leur relation. Pourtant, dès la planche 10, les événements étranges – et potentiellement parasites – se font sentir : un peu plus tard, Louise est séduite par un autre homme, Victor Sanchez…
Comme beaucoup purent l’observer en lisant cet album, les talents de Juillard en matière de cadrages et de décors viennent conférer à chaque planche une atmosphère très particulière. De fait, les espaces constitués de fenêtres, portes, ouvertures et bordures géométriques jouent un grand rôle dans « Le Cahier bleu » : ces cadres et sur-cadres semblent circonscrire puis enferrer les mouvements de chacun des personnages dans des lieux privés ou publics, mais surtout dans un espace délimité : la ville de Paris. Graphiquement, Juillard opte pour un style réaliste et assez détaillé, tout en conservant la limpidité et le classicisme de son graphisme ligne claire. Quelque part entre Doisneau (explicitement évoqué planche 15) et Hopper, Juillard semble ainsi saisir l’instant tout en induisant un certain mystère : chaque scène n’est qu’un glissement vers la suivante, et chaque pièce n’est qu’une partie d’un puzzle que l’on devine déjà bien plus vaste. L’enquête débutera avec une poignée d’indices et de questions notables : si un esprit aiguisé apercevra sans mal Victor dès le bas de la planche 11 (il observe de loin Louise puis lui reparle silencieusement planche 12), ce même esprit notera-t-il le doute pouvant émaner de la réplique « C’est un hasard où vous me suivez ? » (14-4) ? Et, au-delà de cette quête de la vérité nue, se demandera-t-il où se trouve finalement le « Cahier bleu », MacGuffin parfaitement hitchcockien ?
Publié par Casterman en août 1994 au sein de la collection Studio (À suivre) et dans une version cartonnée de 70 pages, « Le Cahier bleu » séduit d’emblée avec son premier plat. En couverture, tout est dit : installée dans son fauteuil (une réplique du propre fauteuil d’André Juillard !) avec les genoux fléchis et les mains sur les chevilles, Louise (représentée avec un physique relativement androgyne) est songeuse. À ses pieds, le cahier bleu est refermé sur ses secrets. Posé au dessus d’une cheminée, un vase dont les fleurs commencent à s’étioler vient refléter les sentiments mitigés de notre « héroïne », installée dans un décor semblant lui-même souffler le chaud (jaune) et le froid (bleu). Dans ce visuel, tout est suggéré mais rien n’est clairement défini : ni les lieux, ni l’identité de l’héroïne ni le contenu du cahier bleu. Tout au plus comprendra-t-on que l’on parlera ici de correspondance (la calligraphie du titre et la relation au cahier y invitent) et de solitude, conjuguées à ce spleen romantique si cher à Baudelaire ou à Verlaine. À l’inverse, d’autres thèmes sont tus : de jeu du désamour ou des faux hasards il ne sera donc volontairement point question.
Réédité en mars 2003 (collection Un Monde chez Casterman), l’album est alors présenté sous une variante du premier visuel de couverture. Renonçant à un autre dessin montrant les jambes de passants (dont une femme avec une lettre à la main), Juillard croque Louise de manière plus sensuelle que dans la mouture initiale : assise frontalement dans son fauteuil avec les jambes croisées, fumant tout en se questionnant. Le cahier bleu est toujours posé au sol, refermé entre ombres et lumières. Légèrement décalé vers la gauche sur la cheminée décorative, le vase aux roses fatiguées reflète en silence l’amour d’autrefois… Des croquis inédits et une interview de Juillard par Nicolas Finet viendront compléter cette nouvelle édition.
Avec ces différents points de vue, sa lecture plurielle et on découpage ingénieux, l’intrigue pousse son auteur à réaliser des centaines d’esquisses : postures, gestuelles, expressions et cadrages. Jusqu’à ce que toutes les pièces du puzzle s’imbriquent parfaitement. Mélange de saveurs littéraires et de situations sentimentales empruntées au cinéma de Truffaut (dont « L’Amour en fuite » en 1979), « Le Cahier bleu » pourra sans mal être associé, sous l’angle du récit policier, aux grands classiques en la matière que sont « Une étude en rouge » (la « première » enquête de Sherlock Holmes, publiée en 1887), « Le Mystère de la chambre jaune » (Gaston Leroux, 1907) ou « Le Train bleu » d’Agatha Christie (1928). L’inspiration de Juillard s’en ira puiser dans un autre polar, « La Maison de rendez-vous », signé par Robbe-Grillet et paru en octobre 1965 aux éditions de Minuit. L’auteur en retiendra l’idée d’une enquête criminelle donnant un point de vue polyphonique sur une même histoire. Fort probablement aussi, le lieu du drame aura marqué l’inconscient du futur scénariste : Robbe-Grillet avait en effet installé son intrigue dans une maison de jeu interlope nommée… la Villa Blue.
Tiré à plus de 20 000 exemplaires par Casterman, « Le Cahier bleu » se vendra très correctement sur la durée (Juillard donne en 2000 le montant de 45 000 exemplaires écoulés au total). Épuisé par la pression endurée, André préférera revenir à un peu plus de sécurité et de sérénité en travaillant sur la suite des « Sept Vies de l’Épervier » durant la seconde moitié de l’année 1994 et la majeure partie de l’année 1995. C’est pourtant dans cette nouvelle phase de transition que Juillard va commencer à recevoir les plus grandes consécrations de sa vie artistique. Distingué à de multiples reprises, « son » Cahier Bleu obtient d’abord l’Alph-Art du Meilleur album français en janvier 1995 à Angoulême, lors du 22e Salon International de la Bande Dessinée. La même année, suivront le Prix spécial du jury, remis lors du Festival de Sierre, ainsi que le 1er Prix du festival de Charleroi. Enfin, c’est Juillard lui-même qui triomphera en étant élu – à 48 ans – Grand Prix par ses pairs à Angoulême en janvier 1996. Une reconnaissance totale, qui motivera l’auteur à imaginer des suites… À commencer par ces deux planches – peu connues – livrées en guise d’épilogue au « Cahier bleu » dans l’ultime n° 239 de la revue (À suivre), en décembre 1997. En 1998, André Juillard donnera avec « Après la pluie » une suite qui n’en est pas vraiment une, utilisant certains personnages du tome précédent pour lancer une nouvelle intrigue, entre Paris et l’Italie. Permettant de redécouvrir ces incontournables, l’intégrale actuellement proposée par Casterman est complétée d’une interview d’André Juillard réalisée par Thierry Bellefroid.
Philippe TOMBLAINE
« Le Cahier bleu – Après la pluie » par André Juillard
Éditions Casterman (12,00 €) – EAN : 978-2-203254756
Parution 25 janvier 2023
Excellent article sur un non moins excellentissime ouvrage (et artiste). Pour ajouter aux références, je pense que Juillard a beaucoup regardé les dessinateurs classiques, ne peut on voir dans la couverture de la première édition un hommage au « Jeune homme nu assis au bord de la mer » d’Hippolyte Flandrin, élève d’Ingres ?
https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066334
Bien à vous