Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Et pour quelques albums sortis en 2022 de plus…
Comme l’an passé (1), tous nos collaborateurs réguliers se sont donné le mot pour une petite session de rattrapage. Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques livres de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2022.
En cette fin d’année où Noël approche à grands pas, démarrons par un ouvrage de circonstance, qui flirte avec le fantastique…
« Un chant de Noël : une histoire de fantômes » par José-Luis Munuera, d’après Charles Dickens
Éditions Dargaud (17 €) — EAN : 978-2-5051-1155-9
Parution 10Â novembre 2022
Après le « Bartleby » d’Herman Melville, le dessinateur de l’excellente nouvelle série « Les Cœurs de ferraille » adapte librement, et avec le talent qu’on lui connaît, un autre classique de la littérature anglo-saxonne. Dans ce chef-d’œuvre de Charles Dickens, paru à l’origine en 1843, Munuera féminise le célèbre personnage richissime, égoïste et misanthrope, de Scrooge. Ce changement de genre du protagoniste permet à celui qui fut l’un des dessinateurs de « Spirou » — une intégrale des épisodes qu’il a exécutés vient d’ailleurs de sortir aux éditions Dupuis — quelques remarques féministes de bon aloi, même si elles restent discrètes et bien dosées. D’autre part, son beau graphisme à la limite du cartoonesque s’accorde parfaitement à l’esprit de Noël qui va se charger d’influencer les pensées d’Elisabeth Scrooge : certaines pleines pages rendant l’ambiance superbement irréelle, comme si l’on était dans un rêve.
Restons donc dans cette atmosphère fantasmagorique et féérique avec les très recommandables ouvrages suivants…
« Majnoun et Leïli : chants d’outre-tombe » par Yann Damezin
Éditions La Boîte à  bulles (28 €) — EAN : 978-2-849534038
Parution 9Â novembre 2022
Après les prouesses graphiques de son « Concerto pour main gauche », où Yann Damezin manifestait en noir et blanc une créativité et une inventivité incroyables, on ne pouvait guère s’attendre à mieux. Pourtant, ce nouvel album, en couleurs cette fois, est encore plus éblouissant, porté lui aussi par un travail des motifs, souvent floraux, mais également animaliers et géométriques qui se déploient en fond d’images. S’en émanent des personnages, qui servent de frises, comme autant de sinueuses métaphores graphiques à la solde d’un récit oriental : l’histoire de Qaïs et Leïli, amants contrariés par des traditions castratrices. Alors que la belle Leïli est contrainte au silence et au mariage forcé, Qaïs, désormais surnommé Majnoun (« le fou amoureux »), n’en finit pas de chanter sentiments et désespoirs en marge d’images fascinantes qui constituent autant de tableaux d’une incroyable beauté !
« Sprague » par Olivier Roman et Rodolphe
Éditions Daniel Maghen (19 €) — EAN : 978 2 3567 4111 0
Parution le 25Â mai 2022
Depuis quelques mois, la mer a complètement disparu du village de Goëm, en baie de Sprague. Deux expéditions envoyées dans le désert, afin de faire revenir l’eau, ne sont pas revenues. Deux frères (Niels le grimpeur et Vivian le sondeur) quittent à leur tour le port en éternelle marée basse, lequel traverse de vastes étendues de sable brûlant. Embarqué à bord du Tapinoir, le fier vaisseau du Captain O’Greg, le duo va de découverte et découverte. Rejoint par l’actualité écologique, Rodolphe écrit une histoire riche en rebondissements, où se mêlent deux thèmes qui lui sont chers : l’aventure et le fantastique. Olivier Roman, le dessinateur d’« Harry Dickson » chez Soleil, propose de classiques images teintées de poésie, aux décors soignés, qui sont magnifiées par les couleurs délicates signées Denis Béchu : un one shot réussi.
            Continuons de nous dépayser, en parcourant le vaste monde, grâce aux petites pépites qui suivent…
« Korak, le fils de Tarzan » T2
Éditions Graph Zeppelin (29,00 €) — ISBN 978-2-38038-002-6
Parution 17 août 2022
Vous connaissez tous Tarzan — ses romans, ses films ou ses BD —, mais vous ne connaissez pas forcément Korak : le fils du roi de la jungle… Apparu dans les livres d’Edgar Rice Burroughs (l’auteur de « Tarzan »), Korak est lui aussi rapidement adapté et souvent dénaturé par le 7e art (tel le Boy interprété par Johnny Sheffield donnant la réplique à Johnny Weismuller), avant que le 9e art ne lui rende justice, notamment chez Gold Key, dans les comics des années 1960. Très proche de l’esprit des romans, ces « Korak, Son of Tarzan » ont fait rêver toute une génération de lecteurs français dans les revues Tarzan, Tarzan géant, Super Tarzan… publiées par Sagédition dans les années 1960-1970, malgré les conditions éditoriales (désordre des parutions, pages en noir et blanc alternant avec la couleur…). Heureusement, Graph Zeppelin corrige le tir en publiant, tout en couleurs et accompagné d’un excellent dossier, les dix derniers épisodes de « Korak », complétant ainsi son intégrale du génial Russ Manning.
« Qatar, le lustre et l’Orient » par Emmanuel Picq et Victor Valentini
 Éditions Delcourt (17,50 €) — EAN : 978-2-413039969
Parution 2Â novembre 2022
Émirat de tous les fantasmes, mis récemment au cœur de l’actualité avec la Coupe du monde de football 2022, le Qatar est pourtant un pays dont l’histoire est amplement méconnue. Dans une très instructive BD-reportage de96 pages, Victor Valentini et Emmanuel Picq nous racontent comment ce richissime petit territoire de 11 600 km², longtemps rattaché à l’Empire ottoman, a réussi à construire son indépendance : ceci tout en lançant la chaîne de télévision Al Jazeera, devenue la première chaîne d’informations en continu du monde arabe. Perles, gaz, pétrole et investissements internationaux arriveront-ils pour autant à sauver cet état du golfe persique, plus que jamais menacé par le réchauffement climatique, la crise énergétique et les bouleversements idéologiques ? Comme une forme de Qatar-sis…
« La Longue Marche des dindes » par Léonie Bischoff, d’après Kathleen Karr
Éditions Rue de Sèvres (18,00 €) — EAN : 978-2-81021-365-8
Parution 7Â septembre 2022
Nous aurions pu et dû vous parler plus tôt de cet excellent récit, adapté d’un roman de Kathleen Karr, qui vient d’être récompensé par le Prix jeunesse ACBD de la critique ACBD. Missouri, 1860 : Simon Green est un garnement de 15 ans peu scolaire. La seule personne qui ait confiance en lui, son institutrice, lui conseille de « déployer ses ailes ». L’expression est prémonitoire, car son premier travail consiste à convoyer à pied un troupeau de 1 000 dindes jusqu’à Denver, où elles valent 20 fois plus cher. 1 000 kilomètres ! Ce voyage initiatique est l’occasion de faire des rencontres marquantes : de Bidwell (un vieil ivrogne) à Jo (une esclave en fuite) et, enfin, de Lizzie. Cette « longue marche », réjouissante et passionnante, est dessinée avec naturel et dynamisme par Léonie Bischoff : l’autrice du déjà remarqué « Anaïs Nin ». On y suit des personnages bien typés, attachants, dans un récit qui aborde aussi des problèmes sociétaux intemporels : racisme, pauvreté ou la nécessité d’une bonne éducation.Â
« Les Aventuriers du Transvaal T3 : Les Rescapés de Bloemfontein » par Bernard Köllé et Jean-Claude Bartoll
Éditions Glénat (15,50 €) — EAN : 978-2-344036723
Parution 9 février 2022
Pit et Ortzi recherchent l’or de Krüger, doublement convoité par les Boers et par Sullivan : un mercenaire au service d’un politicien anglais. Les deux aventuriers s’associent avec Marleen, une Boer lancée sur la trace de son père, également désireuse de retrouver sa mère emprisonnée au camp de Bloemfontein. Le trio, aidé par un mystérieux pisteur-sorcier, récupère le trésor, mais est agressé par les Zoulous et est rejoint par Sullivan, qui capture nos héros. Après qu’une brigade de Boers les ait délivrés avec fracas, Marleen décide d’attaquer Bloemfontein. L’assaut sera explosif ! Après deux tomes avenants, ce dernier album présente un dessin et des couleurs plus élaborés : Köllé soignant les reconstitutions. L’histoire, qui se poursuit de manière trépidante, alterne agréablement les scènes dialoguées et les séquences d’action pure. L’ensemble est captivant et ce « southern » prend, en conséquence, sa part dans le renouveau actuel du western en BD !
« Ostende 1905 » par Olivier Wozniak et Patrick Weber
Éditions Anspach (15, 50 €) — EAN : 978-2-9311-0511-5
Parution 4Â novembre 2022
Cette fiction historique de la Belle Époque repose sur les épaules d’Hendrikus Ansor : un commissaire de police missionné par le roi des Belges pour enquêter sur la mort d’un émissaire persan assassiné au Royal Palace. Or, en marge de la rencontre prévue entre le shah et Léopold II dans la « reine des plages et plage des rois », la venue de Blanche Delacroix — la maîtresse du roi — suscite la contestation dans le milieu des activistes… Porté par un réalisme souple fleurant bon l’esprit Tardi, ce récit de vengeance sur fond d’histoires intimes de la royauté d’outre-Quiévrain est mené sans manichéisme. S’il émane de lui la saveur surannée des classiques, cette histoire se révèle cependant contemporaine par la mise en scène du tragique dévoiement du féminisme. Complexe, son héros à moustache et primesautier canotier s’avère d’emblée de ceux auquel le lectorat s’attache. Godverdomme, quelle épique journée !
Puis, terminons avec des titres peut-être moins classiques et aux graphismes plus déroutants : une preuve de plus de l’éclectisme de l’équipe BDzoomienne.
« Malcolm McLaren : l’art du désastre » par Lionel Chouin, Manu Leduc et Marie Eynard
Éditions Futuropolis (25 €) — EAN : 978-2-754828604
Parution 2Â mars 2022
Dans cet ouvrage, les auteurs retracent la vie et le parcours de ce trublion anglais que fut Malcolm McLaren, et à  qui l’on doit — avec sa compagne Vivienne Westwood —, la création du mouvement punk outre-Manche. Enfant touche-à -tout et ne rentrant dans aucun moule éducatif, il est soutenu par sa grand-mère dans toutes sesexpérimentations artistiques qui, des arts plastiques à la mode, l’amèneront entre autres à la création des Sex Pistols. Nous aurons croisé, au fil des pages, les New York Dolls, Jaimie Reid, Jean-Charles de Castelbajac (qui préface l’album), Richard Branson et bien d’autres. L’énergie et la détermination avec laquelle Malcolm McLaren imposa sa vision du monde sont retranscrites admirablement par le dessin sans retenue de Lionel Chouin et le découpage narratif totalement libre de cet album.
« La Pomme prisonnière » par Kenji Tsuruta
Éditions Noeve Grafx (15,90 €) — ISBN : 978-2383161615
Parution 23 septembre 2022
Venise, de l’eau, des bâtiments (souvent en ruines), une chaleur étouffante, des chats et une héroïne qui passe la majeure partie de son temps nue. Voilà qui résumerait bien ce livre étrange. À mi-chemin entre le manga et l’artbook, c’est une succession de 22 histoires très courtes, entrecoupée de réflexions, croquis et hommages illustrés d’autres grands mangakas. Toujours en mouvements, les femmes que dessine Tsuruta trouvent systématiquement le moyen de se dévêtir, aidées soit par l’action (besoin de brûler ses vêtements pour s’éclairer), soit par un félin qui tire son pyjama pour réclamer sa pitance, ou encore à cause de la chaleur et du besoin de se baigner. La grande force de l’œuvre de ce maître japonais est de ne jamais érotiser les situations : ses héroïnes sont belles, longilignes, naturelles, mais jamais vulgaires. Ovni au sein de la production de mangas actuelle, cette « Pomme prisonnière » (à ne pas confondre avec le breuvage alcoolisé du même nom !) ne peut qu’attirer les fans de Kenji Tsuruta, qui loueront le soin exceptionnel que l’éditeur a apporté à la réalisation de cet ouvrage.
« La Couleur des choses » par Martin PanchaudÂ
Éditions çà et là (24 €) — EAN : 978-2-369903086
Parution 9Â septembre 2022
Au premier abord, cela ressemble aux droodle de Roger Price : ces énigmes sous forme de petit croquis, comme les blagues de Mexicains que nous faisions (pour les plus âgés d’entre nous) à l’école élémentaire. Vus d’en haut, le Mexicain et son sombrero étaient mis dans de drôles de situations qu’il fallait deviner : le Mexicain qui fait du lasso, qui cuit un œuf, etc. De ces blagues potaches, il ne reste, chez le Suisse Martin Panchaud, qu’un audacieux parti pris d’une vue plongeante permanente, avec des personnages représentés sous forme de cercles de couleur. Progressivement, les protagonistes de ce récit initiatique se dévoilent, les lieux sont architecturalement définis avec précision et l’intrigue, qui oscille entre comédie et polar, se complexifie : une expérience narrative éblouissante, remplie de trouvailles graphiques exceptionnelles, mêlant architecture, infographies et pictogrammes, qui est digne du Grand Prix de la Critique ACBD qui vient de lui être accordé.
(1) Voir Et pour quelques albums sortis en 2021 de plus….
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