Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« 40 hommes et 12 fusils, Indochine 1954 » : chaque artiste est un combattant politique !
Ce slogan viêtminh est au cœur du dernier album de Marcelino Truong. Nous avions traité à l’époque son diptyque autobiographique, autour de ses souvenirs liés à la Guerre du Vietnam (« Une si jolie petite guerre, Saigon 1961-63 » et « Give Peace a Chance, Londres 1963-1975 » (1). Pour son nouveau titre, « 40 hommes et 12 fusils, Indochine 1954 », Marcelino Truong remonte le temps et explore une partie de la Guerre d’Indochine. Pour ce faire, il écrit et dessine l’épopée de Minh qui, de Hanoï à Diên Biên Phu, en passant par la Chine, nous entraîne dans un passionnant récit publié chez Denoël Graphic.
En cette année 1953, Minh mène une vie insouciante à Hanoï. Contre l’avis de son père qui aimerait qu’il suive ses traces dans la fonction publique vietnamienne, Minh se consacre à la peinture. Il aimerait épouser son modèle et rêve du Paris du Louvre et de Saint-Germain-des-Prés, des cabarets et des boites de jazz. Mais la réalité politique de son pays le rattrape…
Minh reçoit son ordre de mobilisation dans l’armée Bảo Đại : l’armée nationale de l’état du Việt Nam. Afin de le préserver des événements qu’il juge passagers, son père lui obtient une année de sursis et l’envoie superviser leur domaine agricole situé à Đông Đên. Mais la région est tombée aux mains des troupes communistes du Viêt-Minh et il est capturé. Grace à de faux papiers et l’appui d’un ami d’enfance rencontré inopinément, Minh est perçu comme un ami de la Révolution, cherchant à rallier le combat. Il est alors incorporé à une brigade rejoignant un centre d’instruction en Chine.
La formation est rude, spartiate, sans répit car en plus d’être une formation militaire, elle est doublée d’un endoctrinement politique sans relâche. D’autant plus dure qu’entre certaine de ces réflexions et sa tendance à dessiner dès qu’il le peut, Minh est toujours à la lisière de ce que peuvent supporter les cadres instructeurs du Parti. Mais, justement, de par sa pratique professionnelle du dessin, Minh est une recrue de choix. Le numéro deux du parti communiste vietnamien, Trường Chinh, avait déclaré que « Tout comme les ouvriers qui fabriquent bazookas et fusils pour tirer sur l’ennemi, les artistes doivent créer bazookas et fusils culturels pour l’anéantir. »
C’est dans cette optique que, dès 1945, le Général Võ Nguyên Giáp, persuadé de l’importance de la propagande auprès d’une population prolétarienne souvent illettrée, avait créé les UPA (Unité de propagande armée). Des unités qui, face au manque d’armes des débuts de la Révolution, étaient composées de 40 hommes et 12 fusils. C’est au sein d’une de ces unités que Minh rejoindra la bataille de Diên Biên Phu.
L’odyssée de Minh permet à Marcelino Truong, au travers des rencontres effectuées par son héros, de nous raconter la genèse du mouvement indépendantiste indochinois, lors de discussions avec les touchants vétérans Traû et Hô. Outre l’importance grandissante du parti communiste chinois pour ce mouvement, nous suivons en parallèle l’assistance de l’armée américaine aux troupes françaises. Nous croisons aussi Phù Long, un « soldat blanc » : un Français survivant de Mauthausen, convaincu de la lutte des classes et fervent défenseur de l’éducation prolétarienne par la propagande.
« 40 hommes et 12 fusils » permet à Marcelino Truong, au travers de ce récit initiatique, de nuancer l’histoire de ce conflit. Il nous montre comment une lutte indépendantiste légitime a été rattrapée par les enjeux de la Guerre froide, obligeant des personnages pas toujours dupes du discours propagandiste à devoir vivre sous le joug de la peur, en se glissant dans le moule d’une pensée unique. Du jeune hédoniste au guerrier éprouvé, le parcours de Minh est une narration éclairante et émouvante.
Lors de la préparation de cette chronique, Marcelino Truong nous a fait parvenir deux documents sur le thème de l’armement : un crayonné inédit d’une planche non finalisée et la photo d’une reproduction d’un pistolet mitrailleur, dont il nous explique l’utilisation : « Il s’agit du pistolet mitrailleur français fabriqué pendant la guerre d’Indochine à la manufacture d’armes de Tulle, et lancé en 1949, d’où son nom : le PM MAT 49. À l’origine, cette arme était conçue pour les troupes aéroportées. Ce pistolet mitrailleur miniature est destiné aux figurines 12 pouces, ou 1/6, celles-ci sont de plus en plus réalistes. Ce petit achat m’a vraiment beaucoup facilité la vie, car j’ai eu à dessiner cette mitraillette bien des fois dans le récit. Dans la propagande viêtminh, on attache une grande importance aux armements. Très souvent, le combattant de l’armée populaire est représenté avec une arme française ou américaine, donc prise à l’ennemi. C’est une question de prestige. Et puis, c’est une allusion aux débuts de la guerre d’Indochine, quand le Viêt Minh avait très peu d’armes, et que ses combattants s’efforçaient de capturer les armes des Français. »
Brigh BARBER
(1) Voir sur BDzoom.com « Une si jolie petite guerre » par Marcelino Truong et « Give Peace a Chance T2 : Londres 1963-1975 » par Marcelino Truong : notons qu’un documentaire (« Mille Jours à Saigon »), réalisé par Marie-Christine Courtès en 2012, relate la création de ce dernier album.
« 40 hommes et 12 fusils, Indochine 1954 » par Marcelino Truong
Éditions Denoël Graphic (28,90 €) – EAN : 978-2-810714-092-5
Parution 19 octobre 2022