Une plage d’histoires drôles… avec de Gaulle !

Peut-on imaginer un homme d’État de l’envergure de de Gaulle… déambulant en tongs, à la plage ? De fait, envisager l’intimité d’un militaire et politique incarnant à lui seul la Résistance, la Libération et la Cinquième République fut longtemps jugé impensable. Osant briser ce solide tabou franco-français, jouant avec les symboles associés au mythe gaullien, Jean-Yves Ferri fit mouche en 2007 : voici donc le grand Charles en vacances au bord de la mer, lassé de l’ingratitude des Français à l’heure (grave) où débutait la guerre d’Algérie. Est-ce un hasard si « De Gaulle à la plage », humour décalé, références historiques et tendresse en prime, est immédiatement devenu culte ? Bonne surprise : voici l’album réédité par Dargaud en version augmentée. Une bonne occasion de profiter de nouveau de l’air iodé… et des petites phrases de ce grand homme, restitué par le rire à taille humaine.

Première apparition et premier gag (Dargaud 2006).

En novembre 2006, à quelques mois de l’élection présidentielle, Dargaud publie « Vive la politique ! », album collectif où les comportements des élus sont moqués par une quinzaine de dessinateurs. Outre Barral, Bravo, Binet, Frantico, Mandryka, Sapin ou Veyron, les lecteurs remarquent avec grand intérêt les 11 gags (une demi-planche chacun) que Ferri a consacré au général de Gaulle. Représenté de façon comique, en situation de vacancier quelque part sur une plage bretonne durant l’été 1956, ce dernier agit surtout en dehors de tout rôle politique. S’amusant avec le personnage, l’auteur se préoccupe donc également de dynamiter le canevas attendu pour cet album collectif. Ce jusqu’à l’absurde, en miroir de titres jeunesse au classicisme convenu, tels « Le Club des cinq en bord de mer » (1953), « Martine à la mer » (1956) ou « Les Vacances du Petit Nicolas » (1962) : pures émanations de la France des Trente Glorieuses et de l’avènement du camping de masse.

L'arrière-plan historique (Dargaud, 2007-2022).

Quid de la réalité ? Les rares images montrant les temps de détente de l’illustre général sont plutôt associées dans la mémoire collective à Colombey-les-Deux-Eglises. Nul Français n’imagine dans les années 1960 Charles de Gaulle à la plage, étendu sur une serviette ou s’adonnant au plaisir simple des bains de mer. Port altier et costume impeccable, le Général ne goûte pas vraiment les joies balnéaires, à l’inverse d’une égérie comme Brigitte Bardot, qui popularise Saint-Tropez à la même époque. Habité tout entier par le sens de l’État, de Gaulle n’accepte donc – au mieux – que quelques jours de repos passés à la campagne, dans sa résidence de La Boisserie, acquise dès 1934 (le nom d’origine, lié à l’ancien estaminet La Brasserie, étant modifié…) avec son épouse Yvonne en Haute Marne, pour y élever leurs trois enfants. De Gaulle, cependant, n’a pas passé tout ses temps de loisirs dans ce petit village de 400 habitants, à 250 km de Paris. Bien avant d’échapper au tumulte de la vie parisienne, dans le contexte de la tourmente algéroise, le petit Charles (originaire de Lille) a dès ses dix ans passé toutes ses vacances dans le manoir périgourdin de La Ligerie, acheté par le père du futur chef d’état en 1900. Devenu adulte, de Gaulle prendra pour habitude de prendre la direction du littoral nordiste : Calais puis le village de Wissant (Pas-de-Calais), niché entre le cap Blanc-Nez, le cap Gris-Nez et le bocage boulonnais. N’oublions pas non plus Arras et la baie de Morlaix, havres découverts par de Gaulle entre la Première Guerre mondiale et juin 1940, à la veille de l’exil résistant en Angleterre.

Anne de Gaulle (1928-48) et son père sur une plage de Benodet (Finistère) en 1933.

De Gaulle et sa femme en Irlande en 1969.

Nous l’avons dit, les images de Charles de Gaulle en bord de mer sont rarissimes. Mais elles existent : l’une, très émouvante, le montre à l’été 1933, sur la plage du Trez (Bénodet), jouant avec sa fille Anne sur ses genoux. Née en 1928 et atteinte de trisomie, Anne soudera Yvonne et Charles dans leur combat courageux contre le handicap mental, à une époque où ces enfants étaient encore cachées dans les hôpitaux psychiatriques. Devenu célèbre, cette image rare sera reproduite à l’identique en 2020 dans le film « De Gaulle » (par Gabriel Le Bomin), où Lambert Wilson et Isabelle Carré incarnent le couple gaullien. Plus nostalgiques sont ces autres clichés montrant le général vieillissant et sa femme déambuler le long d’une plage irlandaise en mai 1969. Retiré du pouvoir, il passera six semaines sur place afin « d’être en face de [lui]-même ».

Isabelle Carré (Yvonne) et Lambert Wilson (Charles), avec la petite Clémence, qui incarne Anne de Gaulle.

Dans son « de Gaulle à la plage », Ferri donne un visage double à son général, à la fois voix de la France sur un mode quasi-prophétique (il peut commander les flots tel Moïse dans les « Dix commandements ») et véritable enfant espiègle, capable de réaliser – souvent malgré lui – des bêtises dignes du « Petit Spirou ». Autrement dit, voici renvoyés dos-à-dos les grands impératifs politiques et l’édification des châteaux de sable, la stratégie militaire et les joies du pique-nique, sans compter les vieilles (et drolatiques) rivalités opposant de Gaulle à Churchill, ce dernier étant également devenu un adepte des villégiatures maritimes. En matière de registres humoristiques, l’album égrène ainsi tous les possibles avec une rare efficacité : comiques de mots, de gestes, de situation, de caractères, de mÅ“urs, le tout entre farce, esprit burlesque, caricature et savoureuse ironie.

« De Gaulle [est] à la plage », mais pas seul. Autour de lui, une poignée de seconds rôles viennent alimenter une large palette humoristique : querelles de couple avec l’inénarrable Yvonne, rapport taiseux entre père et fils avec Philippe (« Fifi »…) et amitié canine incertaine en compagnie de Wehrmacht, un dogue particulièrement perturbé en raison de son atavisme nazi. Notons que ce chien est inspiré par l’authentique Vincam – « Je vaincrai » – rejeton d’un chien-loup d’Hitler recueilli un temps à La Boisserie. Un animal cité jusque dans les « Mémoires » de l’amiral Philippe de Gaulle, avec un potentiel comique que le nouveau scénariste d’« Astérix » ne pouvait dignement ignorer ! Au sein des 90 gags de six cases réalisés par Jean-Yves Ferri – sur un mode proche de celui adopté pour « Retour à la terre » (six tomes parus chez Dargaud entre 2002 et 2019) – la part belle (si l’on peut dire…) est néanmoins donnée à l’aide de camp du général, le capitaine Le Bornec. Véritable faire-valoir du récit, le personnage symbolise pour l’auteur les divers patronymes des compagnons bretons de de Gaulle, dont François Flohic (1920-2018), résistant et officier de marine devenu son véritable aide de camp de 1959 à 1969. Naturellement proche du disciple pour « Léonard », Le Bornec héritera de toutes les errances, gaffes et divagations du grand homme qu’il suit au quotidien, parfois au péril de sa vie.

Couvertures des premières éditions (Dargaud, 2007, 2010 et 2012).

L'album dans la collection Télérama BD (n° 9 - Dargaud 2010).

Initialement paru chez Dargaud en décembre 2007 dans la collection Poisson pilote, réédité en juin 2010 (édition millésimée), juillet 2010 (collection Télérama BD) et novembre 2012 (dos toilé Dargaud et bonus « De Gaulle en mai »), l’album présente jusqu’à ce jour quatre visuels alternatifs de couverture. Le premier (repris par deux fois en 2010) insiste sur l’aspect décalé de la silhouette gaullienne : sous un titre en noir (il passera en blanc en 2012), au premier plan, les tongs, le short, la pelle et le seau – devenus des symboles régressifs ! – font littéralement passer le visage du général hors-champ, dans un décor maritime renvoyant sur le même plan les seconds rôles et l’aspect inattendu de la composition. En couverture de la réédition 2012, la focalisation s’est inversée : tandis que le rocher de Gaulle médite face à l’horizon (le visage toujours hors-champ), l’ensemble des autres protagonistes vaque à de paisibles occupations estivales. L’ensemble pourra néanmoins être perçu comme une mise en perspective ironique des attributions familiales usuelles des années 1950-1960 (le père lit le journal tandis que la mère effectue ses travaux de couture). Comment ne pas rapprocher ce de Gaulle du Monsieur Hulot de Jacques Tati ? : même silhouette dégingandée, même inadaptation au monde (chacun dans son registre…) et bien sûr même contextualité, puisque les films « Les Vacances de monsieur Hulot » et « Mon oncle » sortent respectivement sur les écrans en 1953 et 1958. Sorti des enjeux puissants de la guerre, le héros militaire ne trouve plus rien à la mesure de son idéal dans le monde qu’il a participé à libérer mais qui fonce désormais vers la civilisation des loisirs. Un monde s’achève, et il reste échoué sur la grève, nostalgique d’une époque transformée toute entière en bac à sable des exploits de l’enfance.

Pour la présente édition, l’auteur a redessiné une illustration initialement réalisée en 2007 (ex-libris pour la librairie Bachi-Bouzouk!). Nous y retrouvons un de Gaulle digne du « Monde du silence » (Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau, 1956), évoluant entre deux eaux et se retrouvant face à face avec un poulpe mimétique, semblant singer la posture fameuse du discours historique d’Alger (4 juin 1958). Rappelons que la chronologie de « De Gaulle à la plage » s’étire précisément entre l’été 1956 et le retour du « plus illustre des Français » au pouvoir, de juin à décembre 1958. Devenu le premier président de la Ve République, de Gaulle allait régner seul. Une solitude qui fera sa force autant que son orgueil, dans une conscience politique mise au profit de la plus noble des causes : la France. Esprit caustique oblige, l’on a heureusement le droit de rire de celui qui, sarcastique, notait dans ses « Mémoires » : « La pire calamité après un général bête, c’est un général intelligent. »

Ex-libris - Bachi-Bouzouk! (2008)

Sticker et publicités pour l'album et la série.

En 2020, « De Gaulle à la plage » fait l’objet d’une adaptation en série animée (30 épisodes de deux minutes ; à découvrir en ligne sur https://www.arte.tv/fr/videos/RC-020264/de-gaulle-a-la-plage/) par Philippe Rolland sur Arte. Pour l’occasion, Ferri réalise une série de strips inédits, permettant de compléter ou de lier certaines scènes de l’album en vue de l’adaptation. Ces strips ou gags non encrés, réunis sur 8 pages sous l’intitulé « Les Chutes du Général », constituent la matière inédite de cette édition enrichie. Quoi de mieux que cette nouvelle plage de rire…

de Gaulle à la plage en dessin animé : extrait de l'épisode « La Baignade » (Arte et Dargaud 2020).

Philippe TOMBLAINE

« De Gaulle à la plage » par Jean-Yves Ferri

Éditions Dargaud (14,00 €) – EAN : 978-2205089684

Parution 10 juin 2022

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