Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Mais que sont devenus les mutins du Bounty ?
Pitcairn est une petite île volcanique du Pacifique de seulement cinq km². Située à mi-chemin entre la Nouvelle-Zélande, à 5 000 km, et l’Amérique-du-Sud, à plus de 5 700 km, elle n’est accessible qu’en bateau. Très isolée (comme sa lointaine voisine l’île de Pâques), elle est peuplée par une cinquantaine de personnes, pour la plupart descendantes de révoltés anglais et de leurs épouses polynésiennes. C’est ici, en effet, que c’étaient réfugiés les mutins du célèbre Bounty, en espérant y fonder une société plus juste. Pourtant, quand deux navires anglais y accostent, 25 ans plus tard, pas de traces du célèbre Fletcher Christian.
Hasard du calendrier des publications ; deux bandes dessinées sorties en mars 2022 traitent de la mutinerie du Bounty en 1789, en reprenant dans leur titre le nom de l’île où certains ont trouvé refuge. Dans le premier volume de « Pitcairn, l’île des révoltés du Bounty » (1), M. Eacersall, S. Laurier et G. Németh s’attardent sur la mutinerie proprement dite et la recherche d’une île vierge de toute présence humaine. Dans le one-shot « Pitcairn ou les quatre femmes d’Adams », Stéphane Blanco et son dessinateur espagnol Marc Curto Turon adoptent un autre point de vue. Leur récit commence 25 ans après la mutinerie, quand deux navires anglais abordent l’île de Pitcairn pour se ravitailler en eau. À leur grande surprise, ils découvrent une petite communauté qui parlent un anglais créole, mais sans hommes adultes. Que sont devenus les mutins ? Le scénariste Stéphane Blanco a bien voulu répondre à nos questions. Nous le remercions sincèrement pour le temps qu’il a pris pour nous expliquer son travail.
BDzoom.com – Bonjour Stéphane Blanco, peux-tu présenter ton parcours professionnel ainsi que celui dans le monde de la BD ?
Stéphane Blanco – Bonjour Laurent, bonjour cher lecteur. Je suis enseignant de mathématiques, d’informatique et de cinéma. Je suis arrivé dans la BD en 2011 avec mon premier ouvrage : « Aux îles, point de salut ».
J’ai eu envie d’écrire en 2005, avec la naissance de ma fille. Je restais plus à la maison à m’occuper d’elle et je me suis mis à écrire. Comme je suis un gros lecteur de bandes dessinées, mes écrits ont pris la forme de scénarios de BD. Très naïvement, je traçais des cases sur ma feuille et j’y décrivais l’image ainsi que les dialogues… puis j’y ai mis un formalisme plus en phase avec les codes de l’écriture scénaristique. Je n’ai jamais été très doué en français à l’école, alors cela a pris du temps.
J’ai publié des albums avec des éditeurs, mais aussi en autoédition. « Pitcairn » est mon sixième ouvrage.
BDzoom.com – Tu as écrit des récits qui se déroulent dans les Antilles, en Guyane, et maintenant dans le Pacifique, es-tu toujours attiré par les espaces ultra-marins et les voyages ?
Stéphane Blanco – Je pense que ça tient à mon parcours de vie. J’ai grandi en partie au Maroc et au Sénégal. J’ai aussi travaillé en tant qu’enseignant en Guyane. En tant qu’individu, je me suis construit et nourrit dans ces périodes migratoires. J’ai écrit sur la Guyane, car j’y vivais et parce que j’avais tout le matériel sous les yeux. C’était quelque part plus facile pour moi. Et puis, il y a un certain opportunisme. En 2005, lorsque j’écris mon premier scénario sur le bagne, il n’y a pas de bande dessinée sur le sujet, si ce n’est « Dorian Dombre » qui est assez éloigné de la réalité historique. Depuis, beaucoup sont parues. De même que pour « Nengue », peu d’ouvrages parlaient du marronnage or je partageais ma vie en Guyane avec des noirs-marrons. C’étaient mes élèves, mes voisins, mes amis. Leur culture, leur histoire me passionnaient ; l’écriture de « Nengue » s’est imposée à moi.
BDzoom.com – Présente nous ton dernier album « Pitcairn ou les quatre femmes d’Adams », un récit intrigant qui se déroule dans une petite île du Pacifique en 1814.
Stéphane Blanco – Le récit débute en 1814, lorsque deux navires de la Royal Navy sont amenés à faire relâche sur Pitcairn. D’après leur documentation, l’île est déserte. Or, lorsqu’une chaloupe se rend à terre, les marins découvrent que l’île est habitée. Tout de suite les marins sont sur leurs gardes. Est-ce un repère de pirates ? Une tribu autochtone va-t-elle leur tomber sur le râble ? Passé ce premier temps d’appréhension, les marins vont établir le contact avec la population… qui parle anglais. C’est la stupeur. Très rapidement, ils vont découvrir une église dans laquelle repose la bible du Bounty. L’enquête commence.
BDzoom.com – D’où te vient ton intérêt pour les révoltés du Bounty ?
Stéphane Blanco – À la base, ce n’est pas moi qui aie eu l’idée d’écrire sur Pitcairn. En 2014, c’est un copain dessinateur, Xavier Besse, qui m’a commandé un scénario sur le sujet. J’ai tout de suite adhéré au projet. J’étais adolescent lorsque j’ai découvert le film de 1984 sur les révoltés du Bounty. C’est un film qui m’avait marqué. On est très sensible à l’injustice quand on est ado. Or, cette mutinerie est une révolte contre l’injustice. J’ai depuis découvert les autres films. Mon préféré est celui de 1935 où Charles Laughton interprète un Capitaine Bligh impitoyable. Ce qui m’a surpris, c’est qu’Hollywood a fait trois films sur la mutinerie, mais aucun film ne raconte l’installation sur Pitcairn. C’est pourtant très intéressant de voir comment des hommes, épris de justice et de liberté, construisent une société. Je n’ai pas les moyens d’en faire un film, j’en ai fait une bande dessinée.
BDzoom.com – Peux-tu nous présenter Pitcairn, cette île perdue dans l’océan Pacifique, sa géographie et son histoire humaine jusqu’à aujourd’hui ?
Stéphane Blanco – Pitcairn est une île très isolée dans le Pacifique. Elle est l’île principale d’un archipel de quatre îles. C’est le navigateur britannique Carteret qui la référence en 1767. Il la décrit comme inhabitée et difficile d’accès et n’y met pas pied à terre. Elle est toutefois portée sur les cartes. Il est probable que des Polynésiens s’y soient installés et l’aient quitté avant que le Bounty n’y arrive.
Lorsque les 27 hommes et femmes y débarquent en 1790, elle est donc inhabitée. Ils vont y vivre en autarcie jusqu’en 1814 où ils vont y être découverts. Depuis, elle est considérée comme habitée, un débarcadère y a été aménagé et les bateaux y font escale, notamment pour ravitailler la population. Aujourd’hui encore elle est habitée par quelques dizaines de personnes.
De nombreux descendants ont immigrés, notamment vers les îles Norfolk au XIXe siècle, afin de limiter la surpopulation de Pitcairn. Certaines sources estiment à une dizaine de milliers les descendants des habitants de 1790.
BDzoom.com – Peux-tu nous rappeler ce que deviennent les mutins du navire du capitaine Bligh après leur révolte victorieuse ?
Stéphane Blanco – Après s’être emparés du Bounty, ils reviennent à Tahiti. Les hommes veulent retrouver leurs femmes… Mais ils ne peuvent pas y demeurer. D’une part, ils pourraient y être arrêtés au prochain passage d’un navire britannique et, d’autre part, le roi de Tahiti ne souhaite pas accueillir ces hommes qui se sont élevés contre le roi d’Angleterre : son homologue avec qui il est en bons termes. Quelques mutins décident toutefois de rester à Tahiti, les autres, au nombre de neuf, partent à bord du Bounty en compagnie de douze Tahitiennes et six Tahitiens. Ceux qui restent à Tahiti finiront par être arrêtés, jugés et exécutés. Les autres iront sur Pitcairn.
BDzoom.com – Sans spoiler l’intrigue de l’album, peux-tu nous indiquer quelques-unes des énigmes qui s’offrent successivement aux lecteurs ?
Stéphane Blanco – J’ai construit ce récit comme une enquête policière dans laquelle les capitaines Staines et Pipon endossent les uniformes du sale flic et du bon flic. Dès la découverte de la bible du Bounty, ce qui arrive rapidement dans l’album, l’enquête commence. Tout consiste à savoir s’il y a encore des mutins sur l’île, et combien sont-ils ? L’idée était de mettre le lecteur dans la peau des deux enquêteurs. Donc au fil de la lecture des informations apparaissent et de nouvelles questions se posent. Si Staines est particulièrement obnubilé par la chasse aux mutins, Pipon est plus intéressé par l’aventure collective de la communauté.
BDzoom.com – Le titre de l’album « Pitcairn ou les quatre femmes d’Adams » met en avant Adams, l’un des mutins, peux-tu nous le présenter ?
Stéphane Blanco – Je peux difficilement parler d’Adams sans dévoiler l’intrigue du livre. Le titre a été sujet de débat. Fallait-il ou pas y faire figurer le mot Bounty ? C’est accrocheur et vendeur. Personnellement, je ne le souhaitais pas pour plusieurs raisons. Je suis content que l’éditeur m’ait suivi dans ce choix, peut-être au détriment de la publicité qu’aurait pu recevoir l’ouvrage. D’une part, si le mot Bounty n’apparaît pas en couverture ni en quatrième de couverture, c’est que tout est fait pour que le lecteur s’identifie aux enquêteurs et découvre à la lecture de quoi il retourne. Le lecteur mène l’enquête lui aussi et s’il n’a jamais entendu parler de Pitcairn, sa surprise est totale. D’autre part, présenter Pitcairn comme l’île des révoltés du Bounty est une vision très ethnocentrée que je ne partage pas. À bien y regarder, en 1790, Pitcairn devient la prison à ciel ouvert de neuf européens et 18 polynésiens. Pitcairn, île des révoltés du Bounty ou des déracinés de Tahiti ? Sans compter que sur ces 27 personnes, il y avait 12 femmes, et il ne faut pas les occulter. Ce titre fait donc référence à cette pluralité : à une histoire d’hommes, mais aussi de femmes. Adams, un mutin, reste un personnage important de cette histoire à tel point que la capitale de Pitcairn s’appelle Adamstown.
BDzoom.com – Quelles ont été tes sources pour écrire le scénario de l’album ?
Stéphane Blanco – J’ai fait de nombreuses recherches sur internet. Voire de l’archéologie du web. De nombreuses sources vont dans le même sens et donnent une vision assez précise des évènements qui s’y sont déroulés. Il reste des zones d’ombres. Par exemple, qu’est vraiment devenu Fletcher Christian ? J’ai deux documents qui me viennent à l’esprit.
Le compte rendu du procès des mutins où témoigne le capitaine Bligh ou encore un arbre généalogique des habitants de Pitcairn où on voit quels hommes et quelles femmes ont eu des enfants et à quelle époque. Ça confirme la présence ou non de certaines personnes sur l’île à certaines dates. Si telle femme, qui a eu des enfants avec un mutin a une époque, en a avec un autre mutin plus tard, c’est bien que le premier mari a disparu.
BDzoom.com – L’album bénéficie du dessin magistral à l’aquarelle de Marc Curto Turon, comment avez-vous été en contact et comment avez-vous travaillé ?
Stéphane Blanco – Comme je l’expliquais au départ de cet entretien, c’est un ami dessinateur, Xavier Besse, qui m’avait commandé ce scénario. J’y ai beaucoup travaillé, jusqu’à avoir cette version définitive que Xavier a validé. Mais pile à ce moment-là , Xavier a signé une série : « Lao Waï » chez Glénat. Xavier m’a alors proposé de me mettre en contact avec un copain à lui qui voulait faire une bande dessinée : Marc Curto Turon, un dessinateur catalan de Barcelone. Il avait déjà fait une petite bande dessinée dans un style graphique très différent, en noir et blanc avec de grands aplats monochromatiques. Pour cet album, Marc a beaucoup retravaillé son dessin pour avoir cette ligne plus claire qui supporte une mise en couleurs. Il a réalisé une belle performance car, avant cet album, il n’avait jamais travaillé en peinture directe à l’aquarelle. La réalisation de l’album a été un peu longue, mais le résultat valait le coup d’attendre. Sans compter que nous avons opté pour communiquer dans une langue tierce, à savoir l’anglais. J’écris donc en français, je traduis en anglais, et j’envoie les deux versions à Marc… Ça aussi ça prend du temps, surtout avec mon anglais que j’ai appris dans les pubs irlandais.
BDzoom.com – Pour clore cet entretien, peux-tu nous donner quelques indications sur tes scenarii en cours ?
Stéphane Blanco – La collaboration avec Vincent Henry, l’éditeur de La Boîte à bulles, s’est très bien passée et on est reparti ensemble sur un projet toujours avec Marc au dessin. J’y retrouve un thème que j’ai déjà traité : l’esclavage. Mais cette fois aux États-Unis. L’idée est de garder cet équilibre, à savoir un ouvrage documenté historiquement qui se lit comme une bande dessinée d’aventure. Un autre projet me tient à cœur sur le thème de la Shoah. C’est un projet qui m’habite depuis que j’ai visité le camp d’Auschwitz. J’ai encore pas mal de travail sur ce projet. Je verrai plus un traitement en roman graphique, en noir et blanc. Donc encore deux projets historiques… Mon grand-père était un érudit passionné d’histoire, il a dû me transmettre sa passion. Enfin, j’aimerai bien passer au scénario de film. J’en ai écrit un, mais ce n’est pas facile de trouver un producteur. C’est une comédie, un road-movie qui se passe au Sénégal, un retour à mon adolescence.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« Pitcairn ou les quatre femmes d’Adams » par Marc Curto Turon et Stéphane Blanco
Éditions La Boîte à bulles (21,00 €) – EAN : 978-2-8495-3391-8
Parution 9 mars 2022
(1) « Pitcairn, l’île des révoltés du Bounty » par Guyla Németh, Mark Eacersall et Sébastien Laurier
Éditions Glénat (14,95 €) – EAN : 978-2-344-03425-5
Parution 23 mars 2022