Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Du mauvais sang pour le sixième volume des « Contes des cœurs perdus »…
Il est rassurant de constater l’affirmation de talents originaux dans le petit monde de la bande dessinée jeunesse. Ainsi, l’ancien libraire spécialisé et critique littéraire Loïc Clément est le scénariste sensible et inventif d’un cycle atypique : « Les Contes des cœurs perdus ». Le sixième volume « Mauvais Sang » dépeint la vie d’un garçon trop anxieux qui se fait un sang d’encre. Ce qui est terrible pour un petit vampire !
Dans un centre-ville comme il en existe beaucoup, dans une vieille demeure que l’on ne peut que remarquer, vit Tristan Ténébrae : un orphelin, dont l’apparence dénote dans le monde moderne. S’il ressemble à un jeune garçon de huit ans, c’est pourtant bel et bien un vampire millénaire qui cache généralement son spleen dans son manoir vintage. Il y vit seul avec Mister Jingles, son silencieux majordome orang-outan, et quelques ectoplasmes squatteurs : ainsi que Dagobert, son chien fantôme. Rien pour divertir le pauvre Tristan « hyper bilieux, méga angoissé, terriblement inquiet, toujours prompt à se faire du mauvais sang. »
Le petit vampire doit en effet combattre quotidiennement son anxiété chronique, car pour lui tout est source d’angoisse : sa salle de jeux mal rangée, sa salle de jeux trop bien rangée, les bruits dans la maison lorsqu’il est couché, le temps qu’il fait dehors jusqu’aux repas que prépare Mister Jingles : tous les jours un baba ganoush, sorte de caviar d’aubergine à l’ail que Tristan ne digère pas.
Pour réguler ce stress permanent, il a mis au point une routine qui ordonne ses journées avec plein de petites choses à faire. Ces rituels le rassurent, mais évidemment pas suffisamment pour conjurer ses angoisses. Et quand il y a un trop plein de stress le jeune Nosferatu va nuitamment prélever quelques gouttes de sang sur des passantes, mais sans que cela soit véritablement douloureux.
Or un beau jour, un événement inattendu va bouleverser la vie de Tristan. Le petit garçon à la peau diaphane croise une petite fille comme il n’en a jamais rencontrée : Lucile lui parle sans à priori négatif, une véritable amitié nait sur le banc d’un jardin public. D’autant qu’Aurore, la mère le Lucile, discute avec une grande bienveillance avec lui. Il lui confie ses angoisses, le besoin de mordre pour se calmer. Elle lui propose alors une prise de sang, qu’elle analysera dans son laboratoire, et de l’accueillir une semaine chez elle, le temps de le maintenir en observation.
Commence alors, pour le triste Tristan, une nouvelle vie dans le tout petit appartement d’Aurore et de ses six enfants : Lucile donc, mais aussi Hélène 12 ans, Hikari dix ans, Sunny six ans, Hélios deux ans et demi et Célestin, un tout petit bébé. Il découvre l’existence joyeuse d’une famille nombreuse et unie, non pas une famille décomposée, juste une famille recomposée et unie.
Son anxiété chronique recule jour après jour, en même temps que son sang change de couleur : d’un noir aussi noir que ses angoisses, il devient couleur garance et ses nœuds à l’estomac sont dénoués. Le récit peut se conclure sur ces mots : « L’amour de sang ou de cœur demeure le meilleur rempart pour rester soi-même, l’unique remède pour ne jamais se faire de mauvais sang. »
Depuis longtemps, nous vous entretenons du remarquable travail de scénariste pour la jeunesse de Loïc Clément. Les éditions Delcourt lui dédient désormais une collection : Les Contes des cœurs perdus.
Ainsi après « Chaussette », « Le Voleur de souhaits », « Chaque Jour Dracula », « Jeannot » et « Le Silence est d’ombre », le sixième volume « Mauvais Sang » démontre une nouvelle fois le savoir-faire et l’intelligence narrative du Bordelais. Il traite ici avec une grâce singulière de l’anxiété infantile, du stress qui noue l’estomac des enfants et les empêche de vivre pleinement leurs premières années.
Il met ici en scène un petit vampire, figure transitionnelle en qui le jeune lecteur peut se projeter. De quoi exorciser ses peurs et ses tourments personnels, le stress qui peut l’anéantir s’il ne se sent pas en confiance, s’il craint trop le regard et le jugement des autres.
Si on retrouve des personnages et des lieux des volumes précédents, du chien Dagobert au parc des buttes Chaumont, le dessinateur est lui nouveau. Après Montel, Gatignol, Lefèvre, Maurel et Sanoé, c’est Lionel Richerand qui transcrit en images l’univers si sensible de Loïc Clément.
Son trait coloré et lisible facilite une immersion dans ce conte contemporain. Il joue avec bonheur sur des gammes de couleurs contrastées : sombres et grisâtres au cœur du spleen de Tristan, roses avec de subtiles carnations quand le fragile héros s’ouvre aux autres.
Vous l’aurez compris « Mauvais Sang » est notre coup de cœur de ce début d’année, tant par les thématiques traitées avec intelligence et délicatesse que pour un humour omniprésent dans des textes savoureux et dans des détails amusants comme « La Mare au diable » de George Sand en évidence dans la bibliothèque page 17 et, évidemment un traitement graphique élégant et chaleureux. En plus, en fin d’album, vous saurez tout de la naissance de l’ouvrage dans un beau cahier graphique commenté par les auteurs.
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Laurent LESSOUS (l@bd)
« Mauvais Sang » par Lionel Richerand et Loïc Clément
Éditions Delcourt (10,95 €) – EAN : 978-2-413-04095-8
Parution le 5 janvier 2022