Saviez-vous qu’en 1916, à Unicoi (comté de l’État du Tennessee, aux États-Unis), une éléphante prénommée Mary a été condamnée à mort et pendue à une grue pour avoir écrasé la tête du dresseur qui la battait ? Eh oui, en Amérique, à cette époque-là, on ne rigolait pas avec la loi, même en ce qui concernait les animaux à qui ont accordait, suivant la croyance populaire, une conscience morale. La plupart d’entre eux devant alors être exécutés, il y aurait eu, d’après l’excellent narrateur et dessinateur David Ratte (1), des bourreaux assermentés qui devaient parcourir tout le pays pour appliquer la sentence suprême à ces bestioles assassines, à la suite de décisions issues des procédures fédérales. C’était d’ailleurs le métier du jeune Jack Gilet : un type un peu paumé qui aimait tellement les animaux qu’il ne voulait pas qu’on les abatte comme des bêtes…
Lire la suite...« Dernier Souffle » : le fond de l’air est frais pour Thierry Martin !
Une forêt enneigée. Une cabane isolée. Des tueurs ; et un homme lancé en pleine traque… Avec ces quelques éléments, Thierry Martin impose son dark western, totalement muet. Né comme un défi scénaristique sur Instagram et Ulule en 2019, ce récit haletant devient un album hors normes, nouvellement proposé cet automne en noir, bleu et blanc par les éditions Soleil. Sans temps mort, retenez votre (dernier) souffle…
Auteur d’une adaptation remarquée du « Roman de Renart » (Delcourt Jeunesse, 2007-2009), d’« Une affaire d’états : le juge Borrel » (Soleil, 2017) ou adaptant Jack London avec « Nam-Bok » (Futuropolis, 2017), Thierry Martin aime la diversité des genres et des publics. En témoignent ainsi ses albums destinés à l’enfance (la série « Myrmidon », scénarisée par Loïc Dauvillier et parue aux éditions de la Gouttière de 2013 à 2018) ou à un lectorat plus mature (« Mortel » chez Pataques en 2020). Avec « Dernier Souffle », l’auteur multiplie à bon escient les références westerniennes liées au grand écran. Initialement parce que le canevas scénaristique, réduit à l’essentiel (une traque obsédante et silencieuse, menée par un inconnu cherchant à se venger), se déroule dans un décor nocturne et enneigé. Soit un sous-genre du western, où abondent aussi les chefs-d’œuvre : citons « Little Big Man » (Arthur Penn, 1970), « Jeremiah Johnson » (Sydney Pollack, 1972), « Pale Rider » (Clint Eastwood, 1985), « The Revenant » (Alejandro González Iñárritu, 2015) ou « Les Huit Salopards » (Quentin Tarantino, 2015), sans compter « Le Grand Silence » (Sergio Corbucci, 1968), qui inspira grandement Yves Swolfs pour lancer son « Durango » en 1981.
Traque et vengeance, disions-nous, dictent aussi leurs codes référentiels cinématographiques : « Cent Dollars pour un shérif » (Henry Hathaway, 1969), « Josey Wales, hors-la-loi » (Clint Eastwood, 1976) ou « Impitoyable » (Eastwood, 1992) sont de cet acabit, ainsi que la plupart des films précités. Le caractère muet de l’album et la présence d’un homme/héros sans nom renverront pour leur part tant au « Grand Silence » qu’à toutes les ambiances oscillant entre suspense et musiques lyriques. à commencer par celles du regretté Ennio Morricone, dont le légendaire thème de « L’Homme à l’harmonica », associé au justicier démiurgique et quasi-invincible (« Il était une fois dans l’Ouest », Sergio Leone 1968).
Le 4 août 2018, Thierry Martin entame une improvisation graphique et narrative en postant un dessin par jour sur son compte Instagram (https://www.instagram.com/thierry.martin.27/). L’auteur ne garde pour seule contrainte que le fait de réaliser une histoire muette en noir et blanc. Il explique : « Une envie de lâcher-prise narratif et graphique, une envie de dessiner pleinement ! […] Sortir de ma zone de confort et prendre la piste de l’aventure. Et pour tout ceci, il y a un genre approprié, qui s’y prête à travers sa dimension épique : le western. » Achevée le 15 mars 2019, l’aventure se poursuit le mois suivant avec une campagne de prévente lancée via Ulule par les éditions Black & White : au programme, un livre de plus de 208 pages mais aussi une sérigraphie exclusive, un poster, des trading cards et un tirage de tête, regroupant l’album et un second ouvrage collector de 44 pages (« Fausses pistes & crayonnés », au titre explicite).
Venons-en à l’actuelle réédition proposée chez Soleil (collection Noctambule), composée de 222 pages en bichromie. Présentée sous un nouveau fourreau, celle-ci donne une nouvelle chance de découvrir les cadrages à l’italienne du « Dernier Souffle ». Instinctif, mais d’une lisibilité exemplaire, le dessin à l’encre de Chine explore et explique autant qu’il contourne et laisse dans l’ombre : les protagonistes et les lieux conservent leur anonymat, les motifs de la vengeance sont partiellement connus, le destin du protagoniste suspendu aux divers rebondissements construits par un Thierry Martin plus feuilletoniste que jamais. Du souffle, il y en a ; des souffles courts ou coupés brutalement, aussi. Mais jamais rien, pourtant, ne s’essoufflera avant l’épilogue. Ainsi vit l’aventure éternelle du western…
Philippe TOMBLAINE
« Dernier Souffle » par Thierry Martin
Éditions Soleil (26,00 €) – EAN : 978-2302090903
Parution 20 octobre 2021