Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...11 septembre 2001 : le chaos et le souvenir…
Comment raconter les attentats du 11 septembre 2001, 20 ans plus tard, entre sidération du moment et mise en perspective historique ? Prépublié en six épisodes dans Topo, le récit documentaire de Baptiste Bouthier et Héloïse Chochois se construit en deux temps, via le regard d’une adolescente (Juliette) devenue femme en 2021. Au cours de son vol à destination de New York, elle se remémore le spectacle hypnotique de l’effondrement des tours du World Trade Center, alors retransmis en direct ; une médiatisation de la catastrophe et un bouleversement de l’ordre mondial dont on ne cesse, encore aujourd’hui, de vivre les nombreuses conséquences…
20 ans plus tard, il suffit de dire « 11 septembre » pour convoquer une masse d’images et d’informations chocs : 120 minutes de chaos, près de 3 000 morts et 6 300 blessés, deux avions détournés par des terroristes-suicides et projetés sur les tours jumelles de New York, symbole de la puissance financière américaine. Un scénario pour ainsi dire inimaginable, dépassant les pires réalités fictionnelles. L’on reverra alors publiés ces images ou extraits jugés annonciateurs de la catastrophe : ainsi de ce rappel du roman « Sur ordre » (paru en 1996), dans lequel Tom Clancy imaginait qu’un Boeing 747 s’écrase sur le Capitole, tuant le président américain, les membres du Sénat et de la Cour suprême, ce massacre infernal constituant la déclaration de guerre d’un dictateur islamiste envers le « Grand Satan » US !
En ce mardi 11 septembre 2001, nombreux furent dans les premiers instants ceux à croire à un quelconque show spectaculaire. Comment imaginer alors que 19 pirates de l’air (dont 17 d’origine saoudienne) du réseau Al-Qaïda (un terme arabe signifiant la base) aient pu s’emparer de quatre avions de ligne aux yeux et à la barbe des puissants services secrets américains ? Il est 8h46 à New York (14h46 à Paris) lorsque le vol 11 American Airlines, qui effectue la liaison entre Boston et Los Angeles, détourné moins d’une demi-heure plus tôt par les cinq terroristes se trouvant à bord, percute la face nord de la tour nord (WTC 1) du World Trade Center, à la vitesse de 790 km/h. Plus de 300 personnes meurent sur le coup, dont 81 passagers, 11 membres d’équipage et les employés des niveaux 94 à 98 du gratte-ciel. À 9h03, c’est au tour du vol 175 d’United Airlines de venir exploser sur le côté sud de la tour sud (WTC 2) à 950 km/h, en tuant plus de 200 personnes. Le tout sous les yeux de millions de témoins directs et indirects, le président Georges W. Bush – en déplacement dans une école primaire de Floride – n’étant lui-même tenu informé de cette attaque inédite sur les USA qu’à 9h05. À 9h37 (le vol 77 AA percute le Pentagone), 9h59 (effondrement de WTC 2), 10h03 (le vol 93 UA s’écrase en Pennsylvanie), 10h28 (effondrement de WTC 1) et 17h20 (effondrement de WTC 7, immeuble de 47 étages impacté par les précédents écroulements), le scénario apocalyptique se poursuit inexorablement, changeant à jamais le cours du XXIe siècle et la relation de tout un chacun aux médias. À 23h30, après avoir tenu une courte allocution télévisée évoquant la lutte mondiale contre le terrorisme, Bush écrit dans son journal : « Le Pearl Harbor du XXIe siècle a eu lieu aujourd’hui… Nous pensons que c’est Oussama Ben Laden ».
En couverture de ce one shot de 114 pages, les auteurs et l’éditeur Dargaud ne pouvaient guère faire d’autre choix que de reprendre la plus forte des images-clés associées au 11 septembre. Soit la vision en plan d’ensemble des twin towers, l’une étant déjà en flammes, quelques secondes avant que WTC 2 ne soit percutée par le vol 175 UA à 9h03. La fumée, elle-même très symbolique d’une ville et d’un pays dévasté par ces bombes volantes dignes d’une nouvelle guerre mondiale ne disant pas son nom, rappelle également d’autres drames et d’autres morts : à commencer par les 343 pompiers new-yorkais disparus dans les effondrements, sans compter les 95 000 victimes collatérales, exposées des semaines et mois durant aux poussières toxiques s’échappant de Ground Zéro (surnom donné au lieu de la catastrophe). N’oublions pas cependant que le récit voulu par les auteurs dépasse ce simple cercle vicieux iconique, exposé à l’époque ad nauseam par l’ensemble des médias. Si le présent album n’est bien sûr pas le premier à décrire les événements (relire « Mardi 11 septembre » par l’auteur et témoin Henrik Rehr (Glénat, 2003) ou « McCurry : NY, 11 septembre 2001 » par Jung Gi Kim, Jean-David Morvan et Séverine Tréfouël (Dupuis, 2016)), à réfléchir sur l’impact des attentats sur le peuple américain (voir l’incontournable « À l’ombre des tours mortes » d’Art Spiegelman, paru en 2004 chez Casterman) ou à s’immiscer dans les arcanes du techno-thriller (voir « 9/11 » par Corbeyran, Bartoll et Jef chez Glénat en 2010), l’ouvrage fait avant tout œuvre de didactisme pédagogique, notamment à destination d’un public adolescent mais sans s’astreindre à cette seule cible. Collaborateur régulier de Topo et rédacteur en chef adjoint de La Revue dessinée, Baptiste Bouthier remet utilement en perspective l’ensemble des faits survenus depuis 2001 : Patriot Act limitant les libertés individuelles aux USA (octobre 2001), bombardements et guerre en Afghanistan (2001-2014), guerre en Irak et introuvables « armes de destruction massive » (2003-2011), , ouverture du centre de détention de Guantánamo (automne 2001), mort de Ben Laden (mai 2011), révélations d’Edward Snowden (juin 2013), naissance de Daech (à partir de 2006), attaques terroristes sur le sol européen (à Madrid dès 2004, en France en 2015), échec de la lutte contre l’islamisme radical…
Spécialisée dans la vulgarisation scientifique, autrice du blog « Infiltrée chez les physiciens » et dessinatrice notamment de « La Fabrique des corps et intelligences artificielles, miroirs de nos vies » (Delcourt, 2019), Héloïse Chochois se sert habilement de son graphisme clair et dynamique, rehaussé de teintes pastel et inscrit dans la veine actuelle du roman graphique et de la BD documentaire. Un album à conseiller à toutes et tous, puisque rendant humainement tangible l’Histoire mondialement effarante des vingt dernières années.
Philippe TOMBLAINE
« 11 septembre 2001 : le jour où tout a basculé » par Héloïse Chochois et Baptiste Bouthier
Éditions Dargaud (18,00 €) – EAN : 978-2205-08897-7