« La Machine ne cligne jamais des yeux » : savoir, être et être vu…

Micros, cartes à puces, caméras, cookies, GPS, Big Data… Beaucoup se posent la question : quelle distinction est faite aujourd’hui entre vie publique et sphère privée, récolte des données numériques et droit à l’oubli, à l’heure d’une cyber-surveillance de masse éminemment contestable sur le plan éthique ? Des origines de l’espionnage jusqu’aux systèmes de contrôles exponentiels dignes des mondes orwelliens, le scénariste Yvan Greenberg retrace l’histoire des dérives totalitaires. Il interroge surtout notre société sur ses paradoxes : entre téléréalité et domotique, voyeurisme et usages quotidiens, qui peut dire ce qu’il voit et contrôle réellement ?

Couverture et planche 1 US (Fantagraphics 2020) et planche 1 (Delcourt 2021).

Reprenant à l’identique le comic book « The Machine Never Blinks » initialement paru en avril 2020 chez Fantagraphics, la présente édition Delcourt traduit son titre au plus juste, tout en le complétant de la mention « de 1984 à Facebook ». Soit une soixantaine d’années (« 1984 » paraît en juin 1949 tandis que le plus célèbre des réseaux sociaux voit le jour en février 2004) durant lesquelles la société prendra peu à peu conscience de l’émergence d’une surveillance mondialisée. La création du réseau Échelon (entre Royaume Uni et États-Unis en 1971), les écoutes du Watergate (1974), les critiques contre la NSA (National Security Agency) aux lendemains des attentats du 11 septembre 2001, les révélations du lanceur d’alerte américain Edward Snowden en juin 2013 (20 000 documents classifiés prouvant la surveillance mondiale des réseaux de téléphonie effectuée par la NSA) ou les 192 cyber-attaques intrusives ayant récemment visé tant les services de santé français que le CNED poussent assurément le citoyen lambda à la plus grande méfiance. Entre information raisonnée et dérive complotiste, il n’y a évidemment qu’un pas que l’on se gardera de franchir, la tendance générale étant que (selon un sondage Mines-Télécom-Médiamétrie effectué en 2017) environ 85 % des Français interrogés ont bel et bien le sentiment d’être épié sur Internet, un peu plus de 90 % souhaitant pouvoir garder le contrôle de leurs données (59 % pensant à effacer les traces de leur navigation ou de leur historique).

Une surveillance de tous les instants... (Delcourt 2021).

En couverture, ce one shot de 144 pages reprend une composition rougeâtre digne du constructivisme soviétique. Lignes de force obliques et formes géométriques viennent ici scinder l’espace et isoler l’individu, le réduisant à un sens et une fonction : voir, observer, surveiller, espionner. Œil humain, icône digne de l’agence Pinkerton, oculus, cybercaméra, dispositif de reconnaissance électronique faciale et optique, rien n’échappe à ce visuel (sic) digne de nombreuses couvertures de « 1984 », le fictif et néanmoins redoutable Big Brother étant devenu la référence universelle en la matière.

La matrice de la cyberattaque et de l'espionnage malveillant ? (Delcourt 2021).

Dessiné en noir et blanc par Joe Canlas et Everett Patterson, « La Machine ne cligne jamais des yeux » (titre également digne de Philip K. Dick !) remonte jusqu’au Cheval de Troie (devenu logiciel malveillant dans le monde informatique) et les systèmes de pointages mis au point dans les usines Ford pour aider à mieux comprendre les menaces planant actuellement sur les droits juridiques, la vie privée, la dignité et la santé mentale de tout un chacun. Depuis 2001, la crainte du terrorisme permet-elle de comprendre (comme Snowden et d’autres l’ont dévoilé depuis 2013) que la NSA collecte et stocke en Utah (dans des installations de 93 000 m²) tout ce qui se nomme courriels, appels, SMS, géolocalisations de smartphones et virus informatiques ? Soit un programme de surveillance globale que le Wall Street Journal qualifiera ironiquement de « symbole des prouesses en surveillance de l’agence d’espionnage ». Dense en textes comme en images, cet essai alimente un discours qui n’est certes guère nouveau (les sociétés occidentales orientées vers un désir sombre de contrôle supranationaliste, de maintien de l’ordre et – au besoin ! – de dénonciation dans la veine du maccarthysme) mais s’impose dans son intention première d’avertir à minima ses lecteurs sur la méconnaissance des données laissées naïvement en pâture aux GAFAM. Naturellement, ce message s’autodétruira dès que vous l’aurez lu ; nous nierons avoir eu connaissance de vos agissements… Gardez néanmoins les yeux ouverts !

Philippe TOMBLAINE

« La Machine ne cligne jamais des yeux » par Joe Canlas, Everett Patterson et Yvan Greenberg
Éditions Delcourt (15,95 €) – EAN : 978-2413026914

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