Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Froissard et Le Roux : des auteurs merveilleux ?
Il y a un risque énorme à intituler son propre livre « Le Livre des Merveilles » : le risque de n’être pas à la hauteur d’un tel programme et le risque de décevoir. Mais Vincent Froissard et Étienne Le Roux n’en sont pas à leur coup d’essai et ce qu’ils promettent, ils l’offrent ! Et que Marco Polo soit du voyage avec son propre « Livre des Merveilles » n’est presque pas important, car le bonheur de cet album est ailleurs, bien ailleurs…
« Librement adaptés des récits de Marco Polo », nous prévient-on dès la couverture et c’est tant mieux car ce à quoi les auteurs nous invitent, c’est à une réflexion sur le récit de voyage. Quelles histoires rapportent ceux qui ont beaucoup voyagé là ou les autres ne sont jamais allés : des histoires vraies, des histoires inventées ? des légendes ? Et comment les croire sur paroles ? Y sont-ils vraiment allés, d’ailleurs ?
Le duo qui s’installe dès les premières pages est en cela mémorable : d’un côté, un drôle de vieux bonhomme, curieusement attifé et coiffé d’un couvre-chef qui tient de la cage à oiseaux ; de l’autre, un gamin errant, un orphelin, prêt à aider le vieil homme dans ses tribulations, prêt à écouter surtout ses souvenirs qui sont peut-être des divagations mentales. Peut-être pas…
Alors le jeune vagabond pose des questions, veut des précisions, déjoue les racontars et Marco Polo se doit peu à peu de ne pas dire n’importe quoi, de respecter son auditoire, fût-il jeune, fût-il seul. Il en convient très vite : « Tu es un public difficile ! » Dès lors, Marco raconte, raconte, se corrige quand il dérape, se reprend, se retrouve dans le désert de Gobi, ou en Chine chez Kubilaï, et finit par faire rêver cet enfant qui l’accompagne, comme les dessins de Vincent Froissard nous font rêver.
Froissard possède un style inimitable, une façon de créer du flou, du brouillard, de l’estompe et de rendre irréelles ces réalités, irréelles et fascinantes, irréelles et séduisantes, irréelles et si présentes. Incontestablement, Étienne Le Roux donne à Vincent Froissard le matériau, les formes, les sujets, les situations, à partir desquels déployer son talent et produire des pages magnifiques. Et ce n’est pas la première fois !
Déjà avec « La Mille et Unième Nuit », les deux compères avaient été fabuleux (c’est vraiment le mot qui convient) : Vincent Froissard y offrait « des images éblouissantes de virtuosité : intérieurs féeriques, palais immenses, bains languissants, ruelles et marchés où s’activent marchands et clients, dunes infinies comme nimbées d’un brouillard orangé, décors vaporeux, horizons floutés qui créent des atmosphères rassurantes et inquiétantes à la fois. En prime, des cases et des planches ici et là bordées de frises traditionnelles enluminant l’histoire » (cf. notre chronique ici-même).
Auparavant, le duo avait déjà réalisé un diptyque étonnant : « Le Dernier Voyage d’Alexandre de Humbolt » (chez Futuropolis en 2010 et 2014), l’histoire du célèbre naturaliste prussien, ou plutôt la fin d’un drôle de voyage tel que les auteurs se l’étaient imaginé, « c’est-à -dire fantasmé, onirique, délirant, tant ce projet allait très vite bien au-delà d’une biographie servile ou tatillonne. Étienne Le Roux faisait alors le pari de pousser l’imaginaire visuel de Vincent Froissard, à sublimer la vie du naturaliste et à mêler réel et fantastique. On en oubliait qu’Humbolt avait existé pour ne plus devenir que le spectateur d’une descente aux enfers graphique, fascinante, cauchemardesque, époustouflante où le trait se floutait, les décors s’estompaient, les individus se superposaient ou se diluaient» (voir chronique).
On pourrait remonter également à « Felicidad » que Froissard dessina sur scénario de Mosdi : deux tomes chez Delcourt en 2004 et 2007 qui évoquaient un mystérieux fluide semant la mort sur la Terre. Les survivants fuyaient à bord d’un bateau à destination d’une ville nommée « Felicidad » située au sein d’une sorte de jungle amazonienne. Autour des rescapés, un monde de désolation et de mutants. Froissard y jouait déjà habilement de l’estompe, du dégradé, des effets monochromes, des contours imprécis ou des aplats révélant la matière.  Deux petites merveilles graphiques, déjà deux « livres des merveilles ».
Didier QUELLA-GUYOTÂ ; http://bdzoom.com/author/DidierQG/
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« Le Livre des Merveilles » par Vincent Froissard et Étienne Le Roux
Éditons Soleil (16,95 €) – EAN : 9782302093133