Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...La légende, si éclairante… sur nous : interview avec Vincent Pompetti…
Excalibur, la légende du roi Arthur, les chevaliers de la Table ronde, Morgane, Lancelot, Perceval… Tout cela est à la fois connu et très loin. L’album de l’excellent Vincent Pompetti est l’occasion de revisiter cette histoire, de se replonger dans ce Ve siècle réaliste et de rêve, et dans l’espace — ici celtique — où magie, batailles, religions et mystères sont présents. C’est fort, c’est beau, consistant, mystérieux : un fascinant voyage en couleurs directes puissantes et habitées par la grâce. Vincent Pompetti, auteur du scénario et des dessins, a accepté de nous en dire bien plus sur sa démarche, dans un entretien exclusif.
Petit retour sur la légende de la Table ronde : le thème d’Excalibur, déjà représenté au cinéma et à la télé, mais finalement rare en BD. Arthur, fil conducteur de l’album, est suivi de son enfance à sa fin : ce fils d’Ygraine, menacé par les forces obscures de l’ordre du dragon (une religion-secte déviante) qui trouve protection chez Merlin, le fameux magicien et enchanteur. Nous sommes en Cornouailles, à une époque où la jeune religion chrétienne essaie de s’imposer. Elle est personnifiée par l’évêque Julianus : intolérant, belliqueux, il cherche à déstabiliser le jeune roi. Celui-ci reçoit un enseignement initiatique de Merlin et souhaite promouvoir un règne de paix, une nouvelle société. D’où des batailles d’influence qui se régleront par les armes : avec Arthur qui, malgré lui, est aux prises avec les sœurs maléfiques de Guenièvre, sa jeune femme. Un roi visionnaire, une nouvelle société ? On se prend à rêver… La route sera longue et dure pour Arthur. Mais les dames du lac veillent, au loin…
Bien d’autres évènements auront lieu dans cet album conséquent (94 planches), impossible à résumer. Le lecteur a simplement à se laisser porter, au fil de pages magnifiques en couleurs directes (à l’aquarelle comme quasiment toujours avec l’auteur), à la mise en scène et aux lumières changeantes, impressionnantes. Pompetti scénariste transmet aussi quelques pensées, dans certains récitatifs et dialogues, qu’il développe d’une autre façon dans l’entretien qui suit. Extrait d’un dialogue (Merlin) : « (…) mais l’équilibre réside dans la fermeté. Les Romains étaient patriarches. Ici, on a adoré la déesse. Nous avons l’occasion de rétablir le lien sacré entre l’homme et la femme. Et bien des adversaires se dresseront sur notre voie… »L’art de Pompetti est de raconter, par épisodes marquants, avec brio et esprit rêveur mais puissant, cette histoire légendaire inspirante. C’est qu’elle nous parle aussi de nous, de notre époque d’une certaine façon, à travers épopées, rêves, liens avec le divin, batailles et magie. L’ensemble est spectaculaire, poétique, intelligent. Sans besoin de connaître la légende à fond et de se documenter, on est pris, fasciné par l’énergie de cet album brillant, qui ajoute quelques explications utiles sur les lieux, l’époque et les personnages, en coda. Décidément, depuis « Sir Arthur Benton » deuxième cycle, « La Guerre des Gaules » (deux tomes) et d’autres BD non historiques, mais plus du genre fantastique-science-fiction,
Pompetti est un auteur à part, très doué, qui trace profondément, durablement, son sillon, et dont on entendra parler longtemps… Il est donc largement temps de s’y intéresser, y compris ici où il était encore rare. Il a accepté de répondre généreusement à nos questions.
« Avalon : les dames du lac » par Vincent Pompetti
Éditions Tartamudo (22 €) — EAN : 978-2-910867-71-3
Entretien avec Vincent Pompetti
BDzom.com : Comment est venue l’idée de raconter (à nouveau) cette légende du roi Arthur, abondamment présente dans divers livres, films et téléfilms, et BD ? Il faut d’ailleurs remarquer que vous êtes aussi scénariste sur cette histoire.
Vincent Pompetti : Depuis longtemps, je tournais autour du sujet, avec pour motivation de placer le récit dans le contexte historique, le pays de Galles du Ve siècle environ, en développant la poésie celte, les étapes initiatiques, et la place des femmes dans cet imaginaire, l’aspect cyclique et la recherche d’harmonie.
Les mythes célèbrent les cycles de la nature, et comment s’inscrire dans le monde. Celui d’Arthur me fascine particulièrement de par la transcendance qui s’en dégage. Le film « Excalibur » y est pour quelque chose, mais pas seulement. Je voulais également utiliser certains faits historiques et archéologiques, comme une certaine fabrication des épées, pour ancrer la fantasmagorie du récit, une sorte de réalisme fantastique.
Enfin, les mythes m’intéressent fortement et l’idée m’est venue de proposer une collection dédiée à ce sujet aux éditions Tartamudo. J’ai donc d’autres projets, mais celui d’Arthur est le plus ancien et tout indiqué pour ouvrir la collection Mythes.BDzom.com : Aviez-vous envie de mettre une ligne directrice personnelle, des résonances actuelles ou des préoccupations philosophiques ou sociales ? En effet, certains propos des protagonistes ont un autre écho, parfois similaire, entre ce passé raconté et 2021 ? (On pense à l’intolérance religieuse, la place du politique dans la conduite de la société, les ressorts de certains extrémistes, la violence…)
VP : Oui, cependant on retrouve ces intentions de façon plus marquée sans doute dans l’univers de SF/fantasy que j’ai créé avec « Constellation » et « Les Anciens Astronautes ».
La force des mythes c’est qu’ils contiennent en quelque sorte les ingrédients de l’évolution d’une société, ses archétypes, et sont donc toujours en résonance avec l’époque, selon la façon dont on les met en lumière. Ils sont comme des mélopées que l’on rejoue sur des tons différents. Dans « Avalon », on pourra en effet remarquer deux types d’extrémisme — l’un masculin avec l’église chrétienne, l’autre féminin avec cet ordre du Dragon — rêvant chacun d’imposer leur absolu. Les protagonistes tentent d’éviter les deux…
Arthur incarne un roi diplomate, déterminé, loyal. Cependant, il est très sensible à ses rêves, où la féminité, incarnée par la déesse, cherche à descendre sur cette Terre pour plus d’équilibre. Avec pour tuteur Merlin, il cherche à éviter les erreurs du passé, à être perspicace.Il y a cette idée que la spiritualité est le tronc d’une civilisation, quelle que soit sa forme. Les dogmes en sont l’antithèse : ils sont d’autant plus rigides qu’ils s’éloignent de la source, et pervertissent le message originel. Mordred en est le symbole, à la fois pouvoir aveugle et instrument de la perversion.
L’une de mes motivations, quand j’écris un scénario, c’est la critique de l’autorité, qui est une étape nécessaire pour devenir adulte, dans le sens où une autorité est légitime si elle soutient et accepte la critique, la remise en question. Arthur est le type du roi-sage, formé à la fonction, qui cherche à servir, mais quand il fait trop de politique, son pouvoir et sa bonne intuition s’amenuisent.
BDzom.com : Beaucoup de vos albums sont édités par Tartamudo : une maison peu ou pas assez connue. Comment s’est fait ce choix pour vous d’être accompagné par un éditeur fidèle (et vice-versa) ?
VP : Mon scénariste Tarek connaissait José Jover, le créateur des éditions Tartamudo, depuis les années 2000, et à l’époque où nous projetions de faire « La Guerre des Gaules », vers 2010, nous voulions passer un cap et réaliser ce projet et les suivants avec le plus de liberté possible. Au détour d’une rencontre, Tarek lui en a parlé et il s’est rapidement montré réceptif. José est lui-même auteur et connaît beaucoup d’aspects des métiers liés à l’édition, l’impression…
L’idée de fabriquer notre propre laboratoire créatif en réalisant nos maquettes, créer des livres cohérents avec nous-mêmes sur le long terme, tout cela s’est rapidement mis en place et une confiance réciproque est née. L’assurance de pouvoir défendre nos livres sur le long terme est également un des ciments qui a bien pris. Par exemple, « La Guerre des Gaules », paru en deux tomes, est épuisé, nous l’avons publié sous forme d’intégrale, elle-même quasi épuisée, et nous allons réimprimer le tout prochainement.
BDzom.com : Quelle a été la difficulté de traitement des « Dames du lac », par rapport à vos précédents albums ? Et quels problèmes a posés la représentation graphique de ces personnages aux noms connus (Arthur, Lancelot, Morgane, Merlin…) ?
VP : Pour Merlin, cela a été facile dans la mesure où j’aime absolument sa représentation dans « Excalibur ». Je ne m’imagine pas le vieillard barbu, mais plutôt sa représentation dans ce film. Il en est donc inspiré, graphiquement, et en partie pour la personnalité, ne paraissant ni jeune ni vieux, responsable et évanescent à la fois. Arthur m’a été inspiré par une personne que je connais : un psychologue travaillant à la Timone, à Marseille, qui a un air fier, rêveur et perçant à la fois. Lancelot a représenté un défi particulier, car sur le papier, il fait un peu doublon par rapport à Arthur. Comme lui, c’est un champion au combat et je ne voulais pas donner dans le registre de l’amant coupable de la version chrétienne du mythe. En effet, dans plusieurs versions de la tradition orale, Arthur, stérile, lui demande même de faire un enfant à la reine ! Tout cela pour dire que c’est un personnage à la fois incontournable et compliqué à mettre en scène. Même s’il apparaît peu, il est marquant et c’est celui qui m’a demandé le plus de choix personnel. J’en ai fait le messager providentiel de la dame du lac, dont il est le fils, il ne vieillit pas vraiment, une sorte d’ange providentiel.Morgane est un peu dans le même cas de figure. Il faut savoir qu’Arthur a jusqu’à trois sœurs dans les traditions. Morgane est parfois la mauvaise sorcière, mais souvent elle est au minimum ambiguë, en partie positive, guérisseuse. J’ai imaginé cet air jeune et blond, avec des habits noirs. On remarquera que j’ai associé certains personnages à des animaux ; le corbeau pour Morgane, le hibou pour Merlin, et l’ours pour Arthur évidemment… Les couleurs ne sont pas non plus le fruit du hasard, en suivant une logique alchimique : noir pour la destruction, blanc pour la purification, rouge pour l’accomplissement. C’est naturellement la couleur de la déesse/dame, dont on perçoit plus la silhouette que le visage bien défini. Une façon de l’inscrire hors du temps. Les couleurs, elles, sont une manière de rythmer et caractériser le ton de l’histoire.
Pour les personnages en général mon approche est soit de coucher sur papier mon inspiration puis de chercher de la documentation afin de rendre ma vision plus réaliste, ou l’inverse, faire un casting de personnes existantes, connues ou non, puis de les rendre fictifs. Ça a été donc le cas pour Arthur, mais aussi Leodegrance ou Perceval.
BDzom.com : Comme son titre l’indique, la place de la femme dans l’album est beaucoup plus importante que dans d’autres, et on ne va pas s’en plaindre, tant pour l’aspect « féministe » avant l’heure que pour la grâce et la force apportées à ces personnages féminins. Le roi Arthur lutte, il est au centre, mais ce sont les personnages féminins qui œuvrent et font avancer l’action, c’est cela ?
VP : Oui, cela me permet de développer cet aspect qui a été évoqué dans une question précédente ; dans le mythe celte, selon la tradition orale, et les récits dits païens en général, l’homme et la femme font partie du cycle éternel, l’un actionnant l’autre. Il y a bien sûr une allégorie à la fertilité, mais j’ai développé l’idée que la femme inspire l’homme, qui agit, provoque une réaction chez la femme, qui à nouveau répond. L’archétype, c’est le chevalier qui va sauver la princesse, ou la reine qui adoube son champion… Dans mon cas, j’ai structuré le récit avec ce jeu de ping-pong : Ygraine va voir Merlin, Arthur rêve de la déesse, Morgause provoque des évènements, Guenièvre reçoit les informations de Lancelot, et puis il y a ce jeu entre Perceval et Morgane, qui a besoin d’un homme pour lever un sort, mais ce sort ne sera levé que si l’homme respecte le choix de la femme. C’est directement inspiré d’une belle tradition orale, et qui illustre à merveille cette recherche d’équilibre. En quelque sorte, on pourrait dire qu’il y a le principe masculin et le féminin qui se répondent, prenant le visage de différents personnages. Cela m’a aidé à construire le rythme du récit. Arthur est le pilier nécessaire, son obsession est d’être toujours à l’écoute des désirs de la déesse, de l’intuition, quand il y arrive moins, les problèmes arrivent, et l’aspect féminin se montre amoral et ambivalent. En revanche quand il est humble ou courageux, les réponses positives arrivent… Quelque part, la déesse le teste à travers différents aspects.
BDzom.com : La mise en scène, l’articulation des planches et des cases, déjà personnelles dans « Sir Arthur Benton » et « La Guerre des Gaules », par exemple, vise, au-delà de l’efficacité, les variétés de points de vue, les grands changements de lumières et d’atmosphères, par des planches entières, ou par des ruptures. Quelle est votre démarche, surtout sur cet album ?
VP : En général, avec la vue d’ensemble d’un récit, je réfléchis à l’évolution de la couleur au service du récit. Pour les cases, mes grandes lignes directrices sont de jongler entre de grandes cases dites contemplatives, et les cases dynamiques en oblique de type comics. Ces dernières donnent de la tension et accélèrent la tension dramatique, comme le face-à-face entre Arthur et Morgause, tandis que les scènes contemplatives me sont chères, car elles permettent de se plonger dans l’atmosphère, chose que j’apprécie dans les films en tant que spectateur. Les films à la narration effrénée, sans scènes d’exposition ou presque, je ne rentre pas dedans.
Pour cet album en particulier — comme ceux qui suivront, je pense, dans cette collection Mythes — la narration est proche de celle du conte. Et le but est de faciliter l’alternance entre textes récitatifs et dialogues, afin de soutenir un rythme propre au conte. Le résultat donne de grandes cases à fond perdu ou qui s’entremêlent, avec une moyenne plus faible de cases par planches que d’habitude.J’avais parlé des couleurs, la forme du cercle a aussi été utilisée dans un but précis : le récit s’ouvre et se termine sur un cercle, et quand Arthur « chute », il tombe graphiquement dans le cercle coupé de la table ronde. Les séquences de dialogues sont souvent enchâssées dans d’autres, plus illustratives, dans le but de donner un sentiment d’immersion, comme une tapisserie. De toute façon, j’ai toujours voulu alterner littérature et dialogues BD, les grandes cases servent bien les récitatifs ou les scènes d’expositions, comme Merlin expliquant le passé à Arthur. Les couleurs encore, évoluent avec le récit : contrastées au début, puis variées en période faste, elles redeviennent monochromes et froides en temps de guerre et crise. Enfin, le sujet m’a permis de faire quelques références classiques à « Prince Valiant », dont j’admire le travail d’Harold Foster de longue date.
BDzom.com : Qu’est-ce que « Les Dames du lac » vous a apporté en tant qu’artiste ? Vous a-t-il permis de progresser, d’explorer d’autres univers ?
VP : Un sentiment de grande liberté. Sur « Les Anciens Astronautes » et « Constellation », je travaillais déjà des cases à part ou dans le désordre, mais ici c’est comme un film, avec des scènes très visuelles, un texte parcimonieux, moins technique en apparence. C’est vraiment lié au type de récit. Avec la science-fiction/fantasy, le Moyen-Âge (par assimilation, j’inclurais l’Antiquité) est vraiment une grande passion, j’adore dépeindre cette vaste période et je n’en avais pas encore fait en bande dessinée, c’est un grand soulagement. Je travaille en parallèle sur d’autres projets en même temps, et je peux déjà voir l’influence d’« Avalon » sur certains. Le fait de s’appuyer sur un mythe aussi connu travaille le sens de la synthèse, je pense.
Patrick BOUSTER