Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Une touche de bleu » : une romance loin d’être fleur bleue  !
Les éditions Glénat, leader dans la branche des mangas shonen, veulent également briller auprès des amateurs de shojos. Pour arriver à ses fins, l’éditeur lance la collection Shojo + avec de grandes ambitions. Trois titres ayant une « très grande sensibilité dans la narration et le trait » sortent donc en ce mois glacial de février 2021 : « 100 jours avant ta mort », « Alter Ego » et, surtout, « Une touche de bleu » qui, dans cette sélection, sort vraiment du lot. Nous verrons pourquoi en fin de chronique  !
Née avec une énorme tache bleue, un nævus d’Ota qui recouvre son œil droit, Ruriko a logiquement du mal a affronter le regard des autres. Pourtant, c’est une adolescente pleine de vie, mais cette marque la définit trop souvent auprès de ses camarades. Ce défaut physique va néanmoins être d’un grand secours pour monsieur Kanda : son professeur principal. Il est atteint de prosopagnosie : une maladie qui empêche de distinguer les visages. Heureusement pour lui, la tête de Ruriko apparaît entourée d’une aura bleue qui la fait sortir du lot. Ainsi, lorsqu’il a besoin d’aide pour repérer un camarade de classe, voir un autre professeur, il se dirige toujours vers ce halo bleuté qui ressort dans la foule : il sait à qui il appartient. Surprise, Ruriko ne sait pas comment gérer cette découverte. Est-ce que ce professeur ne ferait pas de la discrimination, comme les autres élèves ?
Les taches de naissance sont omniprésentes dans la littérature ou les mangas. Souvent nichées dans un endroit incongru, mais rarement visible, elles permettent de distinguer une personne d’une autre et ainsi créer un rebondissement dans le récit. C’est souvent charmant, et n’empêche pas de vivre sa vie au grand jour. Ici, Ruriko n’a pas cette chance, car elle porte sa tache bleutée sur son visage. Impossible de la cacher : il faut vivre avec et affronter le regard des curieux, quand ce n’est tout simplement pas du dégoût.
S’il est courant de dire que chaque sujet a un jour fait l’objet d’un manga, aucun n’avait mis en avant une héroïne atteinte d’un nævus d’Ota. Cette pigmentation bleutée de la peau autour de l’œil touchant principalement les femmes asiatiques. Assez rare, cette particularité peut vite se montrer handicapante dans les relations humaines.
Ce qui est intéressant dans ce manga, c’est de voir l’empathie de la dessinatrice qui a su mettre en image son histoire, sans tomber dans un discours militant ou pathétique. On est clairement dans un manga qui suit les tracas d’une adolescente qui, si l’on exclut sa différenciation physique, se pose les mêmes questions que toutes les jeunes filles de son âge. L’introduction d’un professeur ayant également un handicap permet à Nozomi Suzuki de développer une connivence en s’appuyant sur des clichés éculés qui, bien amenés, détendent l’atmosphère. Ici, le binôme prend tout son sens et même s’il semble naturel : le lecteur voit bien, au fil des pages, les difficultés et les questionnements que ces différences provoquent. Si Monsieur Kanda peut arriver à dissimuler son problème de distinction des visages, il en est tout autre pour Ruriko.
En plus d’être une belle histoire, le dessin est également superbe. Contrairement au professeur atteint de prosopagnosie, le lecteur n’aura aucun mal à distinguer les personnages. Ils ont tous des caractéristiques physiques bien identifiables, sans tomber dans la caricature. La mise en page, typique des shojos manga avec leurs cases en diagonales ou ouvertes, facilite également la lecture. Pourtant l’autrice n’est pas avare de détails qui foisonnent dans les décors sans alourdir le propos, ce qui est plutôt inhabituel.
Bien que ces maladies soient extrêmement rares, elles touchent énormément de personnes en affectant, par ricochet, l’environnement de celles-ci. Qu’elles soient immédiatement visibles, comme le nævus d’Ota de Ruriko, ou plus difficilement détectables comme la prosopagnosie de monsieur Kanda, cela reste un problème qu’il faut surmonter jour après jour. Les personnes atteintes de prosopagnosie hésitent souvent à évoquer ce trouble neurologique de peur de passer pour des personnes dédaigneuses. Si leur entourage n’est pas au courant, ils sont souvent perçus comme irrespectueux, voire prétentieux, comme le confiait l’acteur Brad Pitt en 2013, quand il a évoqué pour la première fois sa situation dans les médias. Révélation qui a permis à Thierry Lhermitte de faire part de cette cécité faciale dont il est également victime.
« Une touche de bleu » inaugure la collection Shojo + en sortant de manière concomitante avec « 100 jours avant ta mort » et « Alter Ego ». Ce sont trois titres qui sont censés ouvrir « de nouveaux horizons dans trois directions différentes » selon les éditions Glénat. Elles ont normalement comme point commun « la très grande sensibilité dans la narration et le trait, qui sont les points forts du genre ». Si la narration et la qualité des histoires sont bien là , « 100 jours avant ta mort » reste malheureusement un peu brouillon et simpliste dans son graphisme. On sent que Migihara, l’autrice, n’êtes pas une spécialiste de l’encrage et des proportions humaines. Heureusement, le sujet reste original : un jeune homme peut apercevoir un décompte sur les personnes à partir du centième jour avant leur mort. Malheureusement, il découvre ce chiffre fatal sur sa petite amie. La série comptera six volumes.
A contrario, « Alter Ego » est un yuri créé par une artiste espagnole, Ana C. Sanchez, à même de rivaliser avec les meilleures productions japonaises. Derrière son graphisme de toute beauté, respectant tous les codes du manga, elle a su mettre en forme une histoire de triangle amoureux assez classique, mais très agréablement construite. Ses personnages ont du caractère, ce qui pimente leurs aventures sans tomber dans les clichés de l’amour entre personnes du même sexe. À aucun moment il n’est fait mention du caractère homosexuel des relations. Une attention qui confère un sens authentique au récit. Une très belle découverte en un volume auto-conclusif qui, on l’espère, sera suivi de nombreux autres projets aussi réussit.
Bien qu’il soit inclus en France dans cette collection Shojo +, « Une touche de bleu » a en fait été prépublié au japon dans le magazine Gekkan Action des éditions Futabasha. Une revue mensuelle estampillée seinen, donc destinée avant tout à un public adulte et traitant en général de sujet plutôt masculin. On y retrouve depuis son lancement de nombreuses séries connues comme  : « Divci Valka » de Kôichi Onishi, « Firefly » de Nokuto Koike, « Je veux manger ton pancréas » de Izumi Kirihara et Yoru Sumino, « Karman Gain » de Akira Kazumiya, « King’s Game Origin » de J-Ta Yamada et Nobuaki Kanazawa, « Le Mari de mon frère » et « Our Colorful Days » de Gengoroh Tagame, « Monster Friends » de Yoshihiko Inui, « Murder Incarnation » de Shinji Inamitsu et Keita Sugahara, « Nos yeux fermés » de Akira Saso, « Rafnas » de Yumiko Shirai… Néanmoins, publier ce titre en tant que shojo en France n’est pas un choix incongru. La ligne éditoriale du magazine où il a été prépublié ne conditionne pas forcément la destinée d’une Å“uvre aussi hétéroclite où les sentiments et le ressenti des protagonistes jouent un rôle prépondérant. Voilà pourquoi c’est finalement ce titre, des trois choisis pour lancer la collection qui sort du lot et répond le mieux aux critères annoncés  : « présenter des titres qui cassent les codes du shojo classique ».
« Une touche de bleu » est un manga extrêmement réaliste qui nous amène, avec sensibilité, à nous intéresser à des personnages hors normes : un sujet complexe magistralement mis en scène de la manière la plus simple qui soit. Une bonne méthode pour dédramatiser ces troubles que l’on ne comprend pas forcément, car assez rare. La série est toujours en cours de parution au Japon et trois volumes sont déjà publiés là -bas alors que la série débute en France. Nozomi Suzuki est clairement une mangaka à suivre avec une première œuvre d’une telle qualité.
Gwenaël JACQUET
« Une touche de bleu » par Nozomi Suzuki
Éditions Glénat (7,60 €) – EAN  : 9782344044100