Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Nellie Bly », la folle aventure du journalisme d’investigation…
Connue sous le surnom de Nellie Bly, Elizabeth Jane Cochrane (1864-1922) fut l’une de ses femmes qui osa se confronter à un monde encore pensé et voulu uniquement par les hommes. Engagée en 1887 par le New York World de Joseph Pulitzer, elle va accepter une mission à hauts risques : se faisant passer pour folle, elle infiltre le sinistre asile pour femmes de Blackwell, situé sur un îlot bordant Manhattan ! Dans ce one shot de 176 pages éminemment sensible, Virginie Ollagnier et Carole Maurel suivent pas à pas les observations, les déboires et les succès de cette pionnière du journalisme d’investigation. Le récit de Nellie Bly, qui fera scandale et conduira à un changement de regard, n’a rien perdu de son intensité ; il interroge de fait toujours notre société actuelle sur la place accordée aux femmes…
Il y a des sujets heureusement dans l’air du temps. Les combats exemplaires menés par Nellie Bly auront ainsi particulièrement inspiré le 9e art ces derniers mois, marqués par les parutions successives de « Nellie Bly : première journaliste d’investigation » (par Sergio Algozzino et Luciana Cimino ; Steinkis, juin 2020) et « Pionnières T2 : Nellie Bly » (par Guillaume Tavernier et Nicolas Jarry ; Soleil, août 2020). S’éloignant du simple biopic, le présent ouvrage choisit à son tour d’adapter une tranche de la vie de cette intrépide reportrice, narré par l’intéressée en 1887 dans « 10 jours dans un asile ». Simulant la folie, renvoyée après un examen superficiel – et sans état d’âme – durant dix jours dans un asile d’aliénées (le Blackwell’s Island Hospital), Nellie en profite pour observer incognito (sous le nom d’emprunt de Nellie Brown) tous les faits et gestes. Elle en tirera un brûlot, dénonçant en vrac les épouvantables conditions d’internement des patientes, les sévices (coups, bains d’eau glacée) et méthodes criminelles du personnel, la nourriture infâme (une bouillie composée de bÅ“uf avarié, de pâte séchée et d’eau sale) et la vermine ambiante (rats, puces, etc.). Elle écrira en conclusion à son reportage hors normes : « À part la torture, qu’est-ce qui pourrait produire la folie plus rapidement que ce traitement ? Voilà des femmes envoyées pour être soignées. Je voudrais que les médecins experts (…) prennent une femme saine de corps et d’esprit, la fassent taire et asseoir de 6 heures du matin à 8 heures du soir sur un banc, qu’ils ne l’autorisent pas à parler ou à bouger pendant tout ce temps, qu’ils ne lui donnent aucune lecture et aucune nouvelle du monde, qu’ils lui donnent de la mauvaise nourriture et de mauvais traitements, et qu’ils voient en combien de temps elle devient folle. Deux mois feraient d’elle une épave physique et morale. »
Conduisant à une forte augmentation (850 000 €) du budget du ministère des organismes de bienfaisance publics et à un renforcement des mesures de prises en charges des patients atteints de démence, l’enquête de Nellie Bly est détaillée page à page par les autrices qui replongent également dans la jeunesse de leur héroïne. Née en 1864 en Pennsylvanie, celle qui est encore prénommée Elizabeth connait une enfance radieuse près de son père, immigré irlandais. La mort de ce dernier condamne la famille aux difficultés financières après le remariage malheureux de sa mère, Mary. Dès lors, la jeune Elizabeth fera tout pour tenter d’échapper aux griffes d’une société patriarcale qui ne voit en elle qu’une gouvernante ou une demoiselle de compagnie. Elle gagne d’abord un pseudonyme, celui de Nellie Bly, inspirée par une chanson très connue de Stephen Foster (1850), qui lui permettra ultérieurement de protéger sa famille des critiques. Remarquée pour ses talents littéraires et son argumentaire féministe, elle devient d’abord journaliste à Pittsburgh en 1880, décrit les difficiles conditions de vie des Mexicains en 1886 et se rend finalement à New York en 1887, date où se déroule le présent reportage effectué en souterrain. Par la suite, l’intrépide Nelly Bly se trouvera d’autres défis : infiltrer l’entourage d’un trafiquant, effectuer un tour du monde sur les traces de Phileas Fogg (saluée par Jules Verne en personne, elle sera en 1890 la première femme à accomplir seule cet exploit…en 72 jours !) ou correspondante de guerre durant le premier conflit mondial. La presse la consacrera « meilleure journaliste d’Amérique », lors de sa disparition en 1922.
En couverture, Carole Maurel (« Collaboration horizontale » en 2017 ; « Eden » en 2018-2019) a représenté son sujet de profil, avec le regard clair et une attitude déterminée. Sous sa belle parure de femme fin XIXe siècle, Nellie rappelle – avec ses tonalités roses et violettes – qu’elle fut longtemps surnommée Rose/Pinky durant son enfance, parce qu’elle portait des vêtements roses en permanence. Ici, toutefois, l’atmosphère est devenue plus chargée, plus sombre ; pour ainsi dire aux portes du drame victorien, du fantastique gothique et de l’horreur, à la manière de Maupassant ou de Lovecraft. Prenons en pour preuve ce déploiement ondulatoire d’une folie littéralement tentaculaire, ici associée autant au lieu (le parallèle asile-maison hantée étant évident, arbres morts à l’appui) qu’aux femmes qui y sont torturées tant physiquement que psychologiquement. Le sous-titre « Dans l’antre de la folie » surenchérit dans l’annonce d’un genre où toute référence à John Carpenter (« L’Antre de la folie », film débutant dans un hôpital psychiatrique ; 1995) n’est pas totalement à exclure.
Commentant la genèse de la couverture, Carole Maurel explique : « Comme pour tous les albums sur lesquels j’ai travaillé, la réalisation de la couverture s’effectue en plusieurs étapes. Lorsque je commence à travailler dessus, l’album est déjà bien avancé, et j’ai donc une idée assez précise des ambiances colorées qui s’en dégagent. La réalisation de ce type de visuel est toujours délicate, car elle doit mettre tout le monde d’accord (scénaristes, éditeurs, service com’, marketing, etc.). La couverture doit être pour moi l’élément le plus impactant de l’album, et elle doit aussi pouvoir donner un avant-goût des pages intérieures sans trop en dévoiler. J’ai commencé par proposer plusieurs pistes et idées de compositions, sachant qu’il était impératif ici que le personnage principal apparaisse sur cette couverture. Nellie de face, Nellie de profil, Nellie en entier ou plan rapproché ? Un premier choix est fait après concertation à plusieurs (Virginie, moi-même, l’éditeur Olivier Jalabert et Aurélien Ducoudray, qui chapeaute la collection Karma). Passé cette étape, je commence à réfléchir à l’emplacement du titre ainsi qu’à l’ambiance colorée et aux autres éléments à inclure. Je choisi de garder une note bleue/verdâtre pour me rapprocher des atmosphères colorées que l’on retrouve dans le récit (séquences dans l’hôpital psychiatrique) ; j’en profite pour attribuer à Nellie des tons beaucoup plus chauds, pour contraster avec le fond et donner de la profondeur à l’ensemble. L’encrage a été réalisé sur papier, avec un assemblage d’éléments réalisés au crayon gras et à l’encre de chine pour pouvoir donner une certaine chaleur et une texture particulière au rendu final. Sur cette composition, l’on retrouve par conséquent le personnage principal, les tons colorés qui rappellent ceux du récit sur les séquences les plus marquantes, des tentacules de monstres pour accentuer l’univers surnaturel/fantastique, et enfin une vue de l’asile, en incrustation sur le buste de Nellie avec les encordées. Beaucoup d’éléments donc, le challenge ici étant de hiérarchiser toutes ces informations pour que le regard du lecteur puisse capter certains détails au fur et à mesure, la priorité devant aller au visage du personnage principal. »
Accompagné d’un dossier de 14 pages, proposant notamment une longue interview des deux autrices dédiée à la genèse de leur ouvrage, « Nellie Bly » pourra aussi être parcouru à la lumière des explications patiemment données par Virginie Ollagnier (« Kia Ora » en 2007) sur sa page Facebook. Vous y apprendrez comment Aurélien Ducoudray a soumis cet intéressant projet (dans le cadre de la collection Karma chez Glénat) ou, encore, comment livres et documentation auront permis à la scénariste de se couler dans l’époque pour « construire le décor, choisir les costumes, les coiffures, les gestes, les mots de l’époque pour se rapprocher au plus près de la peau de Nellie, des femmes, des hommes qu’elle croise, des médecins, des infirmières, des journalistes, des badauds ». Un travail de recréation dont le résultat est au final aussi dense que remarquable. Un récit émancipatoire et engagé auquel le trait souple et toujours chargé d’émotions de Carole Maurel confère un beau supplément d’âme, tout en laissant le loisir aux lecteurs de « s’emparer de Nellie », femme, mère et pionnière. Et ce bien après le mot fin….
Philippe TOMBLAINE
« Nellie Bly : dans l’antre de la folie » par Carole Maurel et Virginie Ollagnier
Éditions Glénat (22,00 €) – EAN : 978-2-344-03346-3
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