Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Blanc autour » : une enseignante pour l’égalité des droits…
Aurait-on pu imaginer voir s’ouvrir un jour une école pour jeunes filles noires dans l’Amérique profonde des années 1830 ?
30 ans avant l’abolition de l’esclavage, tel fut pourtant le défi lancé par l’institutrice Prudence Crandall face à la bonne société blanche du Connecticut. Portée à l’époque devant les tribunaux, cette affaire historique méconnue est l’objet du nouvel album de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, dont les grands thèmes (rôle de l’enseignement, sororité, plaidoyer pour la différence et reconnaissance des droits afro-américains) résonnent toujours très vivement dans notre actualité…
Revenons dans cette rubrique à notre premier violon d’Ingres : l’étude minutieuse et le décryptage du visuel de couverture. Que voyons-nous ici ? Un groupe constitué de jeunes femmes de tous âges, saisies de profil, se dirige selon le sens de lecture vers une destination qui nous demeure inconnue. Outre la couleur de peau identique de l’ensemble des protagonistes, deux détails doivent attirer notre attention : si les personnages évoluent dans un extérieur naturel qui livre donc peu d’indices visuels, leurs robes, chapeaux et coupes de cheveux connotent toutefois la mode du milieu du XIXe siècle ; ne portant aucun sac, ni bagage, ni quelconque objet du quotidien, ces femmes semblent se hâter assez plaisamment. Quel est donc leur but ? Se rendre à une cérémonie religieuse, à une fête, à un meeting politique ? Si le cadre de l’action peut être assez vite circonscrit (les États-Unis), c’est bien le titre de l’album qui viendra déterminer une bonne part des enjeux scénaristiques et historiques : « Blanc autour », pour signifier que ces femmes – unies et prêtes à défendre une cause – sont encore entravées par les lois suprématistes de la classe blanche, privilégiée et dirigeante. Or, c’est bien de l’apparente unité formée par ce groupe féministe que semble surgir un espoir : la possibilité d’un discours (ou d’un enseignement…) affranchi des règles sociales en vigueur, petite graine ou petite pousse pouvant naturellement engendrer de grandes choses, à l’instar de ce que nous dit symboliquement le décor environnant.
Devenu le cinquième état de l’Union en 1788, le Connecticut connaît un essor industriel rapide, basé sur l’utilisation de ses voies navigables puis le développement du rail au XIXe siècle. Si, en 2018, l’enseignante Jahana Hayes est devenue la première représentante noire du Connecticut élue au Congrès, l’histoire de cet État aura été marquée par d’autres faits notables en matière de Chemin de la Liberté (le Freedom Trail) et de lutte pour l’émancipation de la population afro-américaine. L’une des affaires les plus connues est sans doute celle de L’Amistad (portée à l’écran par Spielberg en 1997), du nom de cette goélette négrière espagnole dont les esclaves mutins prirent le contrôle en 1839. Après diverses péripéties, Joseph Cinqué et ses compagnons finirent par être conduits jusqu’à New Haven (port du Connecticut), afin d’y attendre le très médiatique résultat d’un procès de la Cour suprême opposant esclavagistes et abolitionnistes.
Quelques années plus tôt, en 1832, l’institutrice Prudence Crandall (1803-1890) avait créé la première école intégrée des États-Unis en admettant Sarah Harris Fayerweather, fille d’un fermier afro-américain libre de la communauté locale, dans son pensionnat pour femmes de Canterbury. Rappelons que, dans cette ancienne colonie de la Nouvelle Angleterre, l’esclavage avait été progressivement supprimé depuis 1797 (l’on totalise moins de 100 esclaves en 1820) mais ne sera cependant déclaré hors-la-loi qu’en 1848, l’esclavage étant aboli comme on le sait à la même date dans les colonies françaises. Ne réduisons pas pour autant les difficultés rencontrées par Miss Crandall : comme le raconte le début de « Blanc autour », toute la région est encore hantée en 1832 par la sinistre mémoire des exactions, pillages et meurtres commis quelques mois plus tôt dans la Virginie voisine par l’esclave et prédicateur Ned Turner. En 1831, ce dernier prend la tête d’une courte mais sanglante insurrection ; une soixantaine de blancs, hommes, femmes et enfants, sont impitoyablement massacrés avant que les autorités mettent fin à la révolte (jugé, Turner est condamné à la pendaison). Dans ce contexte d’incompréhensions et de racisme exacerbé, il n’en faut guère plus pour voir les familles interdire à leurs filles blanches de fréquenter plus longtemps l’école de Crandall… qui n’ouvrira donc plus sa classe qu’aux filles afro-américaines.
Si, pour les habitants de Canterbury, instruction rimait désormais avec insurrection, l’affaire méritait d’être portée devant les tribunaux. Prudence Crandall est accusée d’avoir violé la loi. La fervente abolitionniste devra céder devant les foules hostiles et un État qui a osé voter le 24 mai 1833 la black law, afin d’empêcher les jeunes filles noires d’autres États de venir s’instruire au Connecticut ! Si la black law est abrogée en 1838, la ségrégation dans l’enseignement ne sera en définitive jugée illégale aux USA qu’à partir de 1954. L’ancien pensionnat, aujourd’hui transformé en monument historique national, souligne tout l’œuvre libertaire engagée de Prudence Crandall, désignée comme héroïne officielle du Connecticut en 1995. La patience est mère de toutes les vertus…
Comme le précise la postface rédigée par Joanie DiMartino (actuelle conservatrice du Prudence Crandall Museum), tout ou presque est raconté dans l’album avec un grand souci de véracité par les auteurs. Éloigné de ses « Vieux Fourneaux » mais se rapprochant de ses précédents travaux historiques sur « Le Singe de Hartlepool » (2012) ou « Communardes ! » (2015), Lupano avec fraîcheur et vivacité ce combat féministe. Proche de l’illustration et de l’animation, le trait coloré et non dénué d’humour de Stéphane Fert (« Quand le cirque est venu » en 2017 et « Peau de Mille Bêtes » en 2019) fait merveille, en rappelant en particulier le style tout en rondeurs de Mary Blair : l’on retrouvera l’empreinte de cette ancienne dessinatrice des Studios Disney dans les classiques des années 1940-1950 que sont « Cendrillon » (1950), « Alice au Pays des Merveilles » (1951) et « Peter Pan » (1953). Au final, voici un one shot de 144 pages éclairées et éclairantes sur la place et le poids de l’enseignement, qui pourra notablement rejoindre le précédent « Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin » (par Émilie Plateau et Tania de Montaigne), ouvrage paru chez Dargaud en janvier 2019.
Philippe TOMBLAINE
« Blanc autour » par Stéphane Fert et Wilfrid Lupano
Éditions Dargaud (19,99 €) – EAN : 978-2505082460