Daniel Goossens, mais où allez-vous chercher tout ça ?!..

Comme pour « L’Encyclopédie des bébés » (trois tomes), les éditions Fluide glacial ont eu la bonne idée de réunir, pour la première fois, les albums de « Georges et Louis » : lesquels forment une série à la fois cohérente et diverse. Ce volume 1 rassemble trois albums et des bonus d’une série unique : chroniques quotidiennes virant à l’absurde, joutes verbales, huis clos théâtral et aventures, le tout partant souvent en vrille, en situations improbables. Dans ce voyage absurde et drôle, tout Goossens y est présent. Comme on n’avait pas tout compris, Goossens a accepté d’en dire plus, pour une interview exclusive.

Petit rappel pour ceux qui ne connaîtraient pas ces petits vieux (ou retraités) attachants, actifs et même alertes. Georges est le petit rondouillard : colérique, passant du rire aux larmes, déjanté, c’est lui qui tire ces histoires vers l’inconnu. Georges, le grand calme et raisonnable, assiste plus en spectateur impuissant, essayant de temporiser, et dont le vis-à-vis avec le premier permet tout cela.

Après un texte d’interview constitué de plusieurs entretiens sur ses débuts et sa carrière, ce volume 1 contient donc les premier et deuxième albums (« Georges et Louis racontent », « Introduction à la psychologie de bazar ») des deux retraités iconoclastes datant déjà de 1993 et 1994, et par un saut dans le temps, « Panique au bout du fil », le sixième et dernier (2006).

Le lecteur pourra ainsi constater les évolutions du dessinateur-scénariste entre le noir et blanc très encré, contrasté — mais déjà avec lavis — de la période après les débuts, le sépia marron violine d’albums charnière et jusqu’à la couleur de la période plus récente.D’ailleurs, de nombreuses planches couleurs proviennent de BD éparses publiées dans « Passions » et « Combats », toutes ayant en commun les deux personnages. Mais attention, les histoires ne tournent pas toujours autour d’eux, ou en huis clos. Beaucoup d’histoires mettent en scène d’autres figures, fictionnelles, symboliques ou archétypes (princesse, psychiatre, prostituée, Dieu, un simplet, scientifiques, Barbe-Rouge, etc.).Les textes, notamment les dialogues, sont très écrits chez Goossens : c’est de la littérature dessinée, avec des phrases cultes, servie par un dessin très personnel — mais abordable — qui, lui aussi, exprime quelque chose d’inclassable. Il reste donc à lire et savourer les 172 pages de BD de cette intégrale, des histoires intrigantes et drôles, au ton unique.

 Entretien avec Daniel Goossens

 BDzoom.com : Alors, Daniel Goossens, comment ça marche l’humour des « Georges et Louis » ?

Daniel Goossens : D’abord, ce sont des effets comiques, des histoires, imaginés par hasard, sans intention préconçue. Ensuite, j’ai comme tout humoriste un goût personnel qui me fait préférer des trouvailles à d’autres. Au bilan, quand je relis l’intégrale, j’ai vraiment envie de comprendre pourquoi tout ça. Comme la vérité n’est pas magiquement inscrite dans nos esprits, j’en suis réduit aux hypothèses. Celle qui tient le mieux, c’est celle que j’avais esquissée dans la postface de « Sacré comique ». Le fonctionnement social, les médias, le cinéma, la littérature et jusqu’aux simples discussions entre amis, ce sont des jugements de valeurs permanents, des cadres moraux, des conflits potentiels ; bref, de la « dispute », où chacun cherche à influer avec des effets de manches plutôt qu’à comprendre avec des contenus intellectuels. Avec le recul, j’ai l’impression d’être parti à la recherche de ces façons d’influer les moins visibles, mais quand même répandues. Par exemple, le lyrisme en littérature, capable de vendre tout et son contraire. Mais aussi de simples mimiques, attitudes, expressions toutes faites, jugements mondains, opinions de convenance, etc. Louis me semble être un illuminé qui rêve d’influer socialement (à travers ses productions littéraires) et pour qui tous les coups sont permis. Illuminé, parce qu’il prend ses effets de manches pour la vérité ultime.Quand on fait de la dérision, on ne produit que des effets de manches, sans contenu intellectuel, mais on est protégé de la tentation de les prendre pour de la connaissance profonde du réel. C’est « que des conneries ».

 BDzoom.com : D’accord, mais l’histoire qui débute « Panique au bout du fil », avec Louis qui cherche à enterrer un type qu’il a (accidentellement ?) tué sur un cours de tennis et qui panique, désolé, on peut dire que c’est du grand n’importe quoi !…

DG : Peut-être… Je me rappelle juste avoir trouvé l’idée en jouant au tennis à mon niveau de ceinture blanche premier flocon. Jusqu’à maintenant, je ne sais pas de quoi ça se moque : un embarras social mal géré sur un fond absurde ?

Une case du prochain album de Daniel Goossens.

BDzoom.com : C’est aussi pour cela que tu es inclassable, que tu as un public fidèle et passionné, tes histoires peuvent prendre une direction totalement inattendue. Pour revenir à « Georges et Louis », quels sont tes ressorts, tes motivations ? Et retrouvera-t-on ces personnages à l’avenir ? 

DG : Un autre point de vue général, c’est l’hypothèse que beaucoup de cibles seraient des techniques pour dominer dans les débats et autres échanges sociaux. Pas seulement la rhétorique ou l’art d’avoir toujours raison de Schopenhauer, mais les choses qu’on fait malgré nous pour gagner la compassion, l’importance ou l’intérêt, pour pourrir l’adversaire, et qu’on nierait avoir faites si on en était accusé, parce que d’une part on en est rarement conscient et d’autre part ça nuirait à notre image de simplement tolérer l’hypothèse de cet inconscient mesquin et sournois, alors qu’on est naïf et sincère.

La série d’albums « Georges et Louis » est close, d’où l’intégrale, justement. Mais ils pourront revenir de temps en temps pour des histoires courtes dans Fluide glacial.

Un crayonné du prochain album de Daniel Goossens.

BDzoom.com : À propos d’album, le prochain se fait attendre, après « Combats » (2015)… Où en es-tu ?

DG : Eh bien, je suis presque à la fin, mais j’ai encore quelques pages à dessiner et beaucoup à mettre en couleurs. Comme pour « Route vers l’enfer », une BD déjà ancienne avec le Père Noël, ou « La Reine des mouches » ou « La Planète des moules », ce sera une seule histoire développée sur tout l’album.

Un autre crayonné du prochain album de Daniel Goossens.

BDzoom.com : On peut en profiter pour signaler une autre réédition, passée un peu inaperçue, car sortie cet été : « Voyage au bout de la lune », l’un de tes grands albums, avec une couverture différente.

DG : Oui, pour changer la couverture, ils ont pris le dessin de page de titre, mis en couleurs par Plipo, le maquettiste. Sur cette base noir et blanc, le résultat m’a surpris, il est très satisfaisant.

 Patrick BOUSTER

 « Georges et Louis : intégrale » T1 par Daniel Goossens

Éditions Fluide glacial (24,90 €) — EAN : 979-10-38200-50-0

Galerie

5 réponses à Daniel Goossens, mais où allez-vous chercher tout ça ?!..

  1. Pierre dit :

    Je vis en ermite, retiré au fond des bois. Je suis vieux, ma santé est défaillante et je sais que la camarde rôde autour de ma cabane. J’étais prêt à la laisser entrer jusqu’à la lecture de cet article : quoi ?!, un nouvel album de Goossens ! La camarde restera dehors, je tiendrai jusqu’à la parution de cet ouvrage tant désiré !
    Et je pourrai partir tranquille, en sachant que j’ai fait partie des happy few qui SAVAIENT que Daniel Goosens est un génie qui mérite le prix Nobel de la BD (je suggère que Louis écrive au Comité Nobel pour la création de ce Prix qui semble ne pas exister…)

    • JC dit :

      Je propose plutôt de créer un nouveau prix : le Goossens !
      Le Goossens de l’humour, le Goossens du scénario, le Goossens du dessin, le Goossens de l’absurde, etc, Goossens étant un maître étalon dans tous ces domaines.

  2. Captiaine Kérosène dit :

    Aaaaaah ! Mais quelle bonne nouvelle, un nouveau Goossens inédit est dans les tuyaux.
    Je croyais qu’il avait pris une retraite discrète comme Gotlib en son temps.

    Goossens, est aussi un merveilleux dessinateur, il est bien dommage qu’on n’évoque pratiquement jamais cet aspect de son travail. Il donne à ses personnages des attitudes d’une justesse incroyable tout en jouant avec les clichés, comme il le dit dans l’entretien.
    « Voyage au bout de la lune » est rempli de ses postures viriles de films des années 50. Ça joue sur des choses aussi subtiles que l’angle d’une main ou d’un pied, une façon d’orienter la tête, une moue discrète, un muscle tendu.
    Je me demande toujours comment il fait pour ressentir à ce point les gestes et les attitudes, et les transcrire dans son dessin. Pour moi, cela tient de la magie.

    Quant à ses histoires, elles sont parfois d’un humour inquiétant. Je veux dire par là qu’elles emportent le lecteur dans un univers de plus en plus absurde, sans retour possible à la normale, au point de s’interroger sur l’esprit de leur auteur.
    Les personnages suivent une sorte d’arborescence de la pensée (c’est particulièrement vrai dans Georges et Louis), un propos s’enchaîne à un autre dans une logique totalement irrationnelle du point de vue du lecteur mais totalement rationnelle du point de vue des personnages. Ce pas de côté est extrêmement perturbant car il semble sans limite. La mécanique narrative déraille, on entre dans un univers parallèle sans porte de sortie.
    Et du coup, à la fin de chaque album, je me pose la quetion : Daniel Goossens est-il bon pour l’asile ou vient-il d’une autre dimension ?

  3. Henri Khanan dit :

    Indispensable à ceux qui ont raté les premières éditions!!

  4. Patrick BOUSTER dit :

    Merci beaucoup de ces réactions, ça me fait plaisir pour Goossens…
    Pour répondre à la première, il n’a (peut-être) pas besoin du Nobel (en tout cas, lui, personnellement , je ne pense pas). Il a déjà reçu le Grand Prix d’Angoulême en 1997, haute distinction de ses pairs, qui l’ont jugé comme leur égal, et qui a contribué à le faire connaitre un peu plus. Mais s’il existait un prix de l’absurde, francophone, il serait très bien placé…

    Très vrai que le dérapage – et la folie de ses personnages, qui est pourtant « douce » – prennent quelques tours inquiétants. Mais il se passe quelque chose, et aussi dans la tête du lecteur désarçonné, ce n’est pas un récit autobiographique de quelqu’un qui n’a rien d’original à dire. Il créé un monde, en tordant celui qui existe d’une certaine façon. Et c’est bien vu de remarquer que son dessin y est pour beaucoup. A la fois réaliste et caricatural, le dessin, juste et outré, permet de représenter un monde étrange et pourtant attachant, cohérent, « Goossenssien ».

    Enfin, « Pour moi, c’est sûr, il vient d’ailleurs ».

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