Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Le « California Dreaming » de Luke Healy !
Affirmer qu’une simple BD un peu longue et au sujet mature est forcément un roman graphique est parfois troublant. Avec « Americana », aucune ambiguïté possible : c’est un vrai roman agrémenté de planches dessinées, une œuvre alternant de longs passages textuels entrecoupés de pages de BD aux textes concis, à moins que ce soit l’inverse. Luke Healy se raconte dans ce livre. Il nous fait partager son trek traversant les États-Unis du sud vers le nord. Un parcours qui l’a ressourcé, mais qui a également été jonché d’embûches physiques et morales. Épreuves qui l’ont accompagné tout au long de son parcours, au travers des déserts américains, souvent seuls avec lui-même ;mais aussi entourés de tous les autres marcheurs qui l’on croisés même s’ils ont chacun fait la route à leur rythme.
Le PCP, Pacific Crest Trail, est un sentier sur la côte ouest des États-Unis d’Amérique. Il traverse trois états  : la Californie, l’Oregon et Washington, en partant de la frontière mexicaine jusqu’à son homologue canadienne. Un sillon de 2 660 miles, ce qui donne donc 4 280 km pour le reste du monde, puisque les USA refusent d’adopter le système métrique. Il faut compter 5 longs mois pour effectuer cette marche insensée. Il faut surtout partir au bon moment pour éviter les chaleurs accablantes du désert Californien, la chaleur humide des forêts tropicales, ou les neiges glaçantes qui attendent les randonneurs au nord. Bref, c’est un défi unique que certains tentent de réaliser dans leur vie.
Ce roman graphique nous explique bien le cheminement de son auteur : les raisons qui l’on poussé à cet exploit qui n’a de valeur que pour lui. Chaque chapitre textuel est séparé en deux parties. La première revenant sur le passé et la seconde se focalisant sur le présent. Page après page, on apprend donc à découvrir Luke Healy : jeune dessinateur irlandais, jusque là inconnu du public français, mais ayant déjà a son actif quelques livres parus au Royaume-Uni. Il a déjà séjourné en Amérique du Nord, il voulait même y rester ; mais de découvertes en déconvenue, son rêve ne s’est pas concrétisé. Ce livre est donc une catharsis dans lequel il nous livre ses souvenirs bruts. En tout cas, beaucoup d’émotions transparaissent au fil des pages. Sentiments qu’il a bien su transmettre, avec cette alternance de passage textuel racontant rapidement son aventure et ces passages dessinés avançant plus lentement et donnant une respiration au récit.
Attention, « Americana » n’est pas un guide de voyage sur une traversée de l’Amérique. N’y cherchez pas les bonnes adresses de restaurant ou les plus belles vues des crêtes parcourues. C’est avant tout le récit d’un homme et seulement d’un homme. Chaque personne voulant tenter cette aventure aura sûrement un récit différent à raconter. C’est avant tout une histoire d’homme face à l’immensité du monde : une aventure lente et apparemment enrichissante, aussi bien physiquement que psychologiquement.
Le dessin minimaliste, raide et plat avec son trait calibré, est imprimé en bleu navy assez froid. Heureusement, il est rehaussé d’un tramé rouge offrant une profondeur bienvenue aux paysages. Cette bichromie renforce le côté roman graphique du livre : seules deux photos sont insérées au début et à la fin. On y voit l’auteur poser à côté de la borne de départ et de la borne d’arrivée. Une sorte de témoignage officiel de son parcours éprouvant raconté avec humilité et une justesse touchante. Cette honnêteté le fait presque passer pour un anti-héros tellement il peut être dur envers lui-même.
Les amateurs de romans graphiques seront bien sûr ravis de cette publication en France, puisque ce terme prend ici tout son sens. Les amateurs de dépaysement, de trek et d’aventure où le dépassement de soi est primordial sont également une cible privilégiée, même s’ils ne lisent pas forcément de bandes dessinées : l’équilibre entre la partie texte et la partie dessinée étant assez bien gérée pour viser un public large alors que le sujet est lui assez restreint.
Gwenaël JACQUET
« Americana » par Luke Healy
Éditions Casterman (23 €) – EAN  : 978-2-203-21193-3