Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Kan Takahama : entre manga et franco-belge, elle adapte « L’Amant » de Marguerite Duras !
Kan Takahama publie sa première œuvre au format franco-belge, avec une adaptation personnelle de « L’Amant » de Marguerite Duras : un projet inattendu pour la plus franco-belge des autrices de mangas. Invitée par les éditions Rue de Sèvres en janvier 2020, lors du festival international de la bande dessinée d’Angoulême, elle nous a fait l’honneur de nous accorder un entretien.
Le parcours de Kan Takahama est atypique dans le monde du manga. Loin des productions mainstream, fraîchement diplômée des Beaux-arts de Tsukuba, elle commence sa carrière en 2001, au sein de Garo : le journal alternatif de référence au japon. Malheureusement, la parution de ce magazine iconoclaste va cesser fin 2002, laissant la dessinatrice en plan et surtout sans revenus. Comme son style faisait plus européen que japonais, une connaissance bien intentionnée lui conseille de rentrer en contact avec Frédéric Boilet : dessinateur français vivant au Japon. De cette rencontre, va naître « Mariko Parade » : une manga, comme aime à les appeler Frédéric Boilet, qui sera publié en 2003 dans la collection Écritures des éditions Casterman. C’est le début d’une longue collaboration avec les éditeurs français. Même si elle continue de travailler pour le Japon, ses créations sortent régulièrement dans l’hexagone avec quelques titres phares ces trois dernières années : « Le Goût d’Emma » chez Les Arènes, « La Lanterne de Nyx » (une série en six volumes) chez Glénat et « L’Amant » chez Rue de Sèvre. C’est pour la promotion de ce dernier titre qu’elle était à Angoulême et que nous avons pu la questionner.
BDzoom.com : Avant de parler de votre travail, parlons de vous. À quand remonte votre premier contact avec cette œuvre incontournable de Marguerite Duras  ?
Kan Takahama  : C’est un roman très connu au Japon. Ma première lecture remonte à l’époque ou j’étais lycéenne, j’avais 17 ans. Durant la même période, j’ai également vu le film de Jean-Jacques Annaud. Film que j’ai beaucoup apprécié, contrairement à Marguerite Duras, il me semble. Ce livre m’a laissé une très forte impression. Le style d’écriture était très original. J’étais encore jeune et je n’avais pas eu d’expériences vraiment malheureuses ou de relations brisées dans ma vie. Même si j’avais déjà bu de l’alcool, je ne savais pas ce qu’engendrait sa dépendance. J’avais l’impression de découvrir l’univers assez noir, mais passionnant de l’âge adulte. Voilà donc comment j’ai été attirée par ce roman.
20 ans après, j’ai abusé de l’alcool, alors que je devenais auteur de mangas. Je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire avec mon travail et j’ai noyé mon incertitude dans la boisson. J’étais assez mal. Mes relations humaines ont été d’un grand soutien, mais elles ont été assez difficiles. Pendant une quinzaine d’années, j’ai vécu ces expériences. Au début, je me suis dit que j’aimerais beaucoup devenir comme Duras. Mais, petit à petit, j’ai réalisé qu’il fallait au contraire que je devienne quelqu’un d’autre. L’histoire que racontait Duras m’a fait l’effet d’un miroir. J’ai eu de grands chamboulements dans ma vie, des tremblements de terre qui ont détruit ma maison, des relations difficiles, j’ai heureusement réussi à me séparer de l’alcool… Cela fait plus de dix ans que j’ai arrêté de boire et j’ai pu reprendre la création.
BDzoom.com  : En vous lançant dans ce projet, vous êtes-vous demandé ce que vous pouviez y apporter de plus  ?
Kan Takahama  : Ce qui me semblait très intéressant, c’est que je n’étais ni une jeune fille blanche ni un Chinois : j’étais donc une tierce personne. Mais je sentais dans cette histoire énormément d’éléments qui pouvaient faire écho avec la mienne. D’une certaine manière, en me sentant proche de cette histoire, je pouvais également avoir un œil extérieur, et j’ai l’impression que c’était un point de vue très intéressant.
Comme le roman est très écrit, que tout est dit par les mots, il n’est plus très utile, ni même facile, de représenter ça via un autre média. Dans le cas de « L’Amant », Duras elle-même essaie de se rappeler ses souvenirs et les remet petit à petit en forme, comme un puzzle. Au milieu du brouillard, il y a de temps en temps des éléments qui apparaissent et qui sont importants. Le lecteur peut lui aussi se sentir attiré par tel ou tel personnage, voir telle situation. Il peut également y avoir des gens qui se sentent entrer dans la peau de Duras. Donc, il y a, dans ce cas, une grande place laissée à l’imaginaire de la personne qui va l’adapter. J’ai ainsi pu choisir les passages dans lesquels je me suis immiscé.
BDzoom.com  : Quel approche avez-vous opté pour commencer la réalisation de votre interprétation de « L’Amant »
Kan Takahama  : J’ai commencé par relire le livre en entier et j’ai ensuite fait une liste de toutes les scènes importantes et je les ai mises en place bout à bout afin de créer une chronologie du livre. À quel moment s’est passé tel événement, qu’est-ce qui s’est passé à ce moment, puis après. Ce sont les nombreuses questions que je me suis posées avant de me lancer dans le projet. Comme vous le savez, Duras a écrit ses souvenirs en passant constamment d’une époque à une autre. Ce n’est pas linéaire, contrairement à ce que j’ai fait. Pour compléter mes recherches, j’ai également lu « Un barrage contre le pacifique » et « L’Amant de la Chine du Nord », car il y a des liens entre tous ces livres. Cela m’a aidé pour voir comment se situaient les événements évoqués dans « L’Amant », par rapport à ses autres ouvrages. Et quand elle a écrit « L’Amant », Duras ne sait pas que son Chinois était décédé. En revanche, quand elle a commencé « L’Amant de la Chine du Nord », elle le sait. J’ai l’impression qu’il a des choses qu’elle ne s’est pas autorisée à écrire dans « L’Amant », mais qu’elle a plus tard racontées dans « L’Amant de la Chine du Nord » puisqu’elle était au courant que son protagoniste était décédé.
J’ai surtout cherché à me plonger dans l’univers de Duras, afin de mettre de l’ordre dans toutes les informations qui m’avait été fourni, et une fois que j’ai eu une vision générale de l’histoire avec sa chronologie, le reste n’a pas été si difficile que ça : que ce soit pour le découpage ou pour réellement commencer à dessiner. Ce livre, c’est ma propre sélection. Par exemple, j’ai peu traité la relation avec les frères. Je pense qu’avoir centré le récit autour de l’histoire d’amour était une bonne chose.
BDzoom.com : La sexualité tient une place particulière dans cette relation amoureuse. Qu’elle a été votre réflexion sur le sujet au moment de choisir les scènes  ?
Kan Takahama  : J’ai eu l’impression qu’il n’était pas nécessaire d’insister sur cet aspect-là de la relation amoureuse. Beaucoup de choses avaient déjà été montrées dans le film. C’est une relation entre deux personnes qui sont encore très jeunes. Une relation juvénile. Bien sûr, ils sont emportés dans cette relation qui est bien évidemment charnelle, mais, dans le même temps, ils cherchent à comprendre les sentiments qu’ils ressentent. Elle-même, elle cherche à résister à ce sentiment troublant, et sa première réaction est de le rejeter, de faire comme si elle ne l’aimait pas. En fait, elle se cache, comme elle cache aux autres l’amour qu’elle commence à développer pour ce Chinois. Puis elle décide de partir et c’est à ce moment qu’elle ressent une profonde tristesse. Elle se rend enfin compte qu’elle quitte enfin celui qu’elle aime. J’ai eu le sentiment que plus qu’une relation exclusivement sexuelle entre eux, il y a des sentiments bien plus complexes qui seraient intéressants à décrire. Je me suis dit que cela n’aurait pas eu beaucoup de sens d’utiliser beaucoup de mots et j’ai essayé de faire parler les images. J’espère que si le lecteur prend le temps de se poser et d’observer les cases, il pourra ressentir la même chose que la jeune fille à ce moment-là .
BDzoom.com : Ce manga est en couleurs, ce qui est extrêmement rare. Est-ce que cela a représenté un challenge supplémentaire par rapport à un manga plus traditionnel  ?
Kan Takahama  : Ce n’est pas la première fois que je fais un manga tout en couleurs, puisque j’avais déjà fait pour le marché français « Le Goût d’Emma » aux Arènes éditions. D’ailleurs, il y avait certains aspects de la mise en couleurs dont je n’étais pas entièrement satisfaite dans ce titre. Dans les écoles d’art japonaises, nous avons très peu de cours sur la couleur : j’ai donc dû faire des recherches personnelles et j’ai essayé de travailler sur le changement de lumière, en fonction des moments de la journée. J’ai également eu envie de ne pas utiliser de couleurs fortes, à la différence de ce qui se fait souvent au Japon quand il y a de la couleur. On met plutôt des tons vifs dans les mangas : je voulais donc travailler sur des couleurs plus fines.
BDzoom.com : Est-ce que le fait de pouvoir sortir des œuvres en couleurs vous a donné envie de continuer de travailler pour le marché français  ?
Kan Takahama  : Il faut savoir que, cette fois, « L’Amant » va sortir au Japon également en couleurs, à l’identique de la version française. C’est assez rare, mais cela m’ouvre des portes dans mon pays d’origine. Il y a bien sûr certains mangas qui, par leur sujet, nécessitent principalement un travail en couleurs, mais la plupart peuvent être très bien en noir et blanc également. Cela dit, c’est vrai que, comme cela prend beaucoup plus de temps, cela dépend principalement de mon emploi du temps, et bien sûr des demandes des éditeurs.
BDzoom.com : Est-ce que le film vous a influencé  ?
Kan Takahama  : Quand un roman a déjà été adapté en film, il me semble important que la bande dessinée propose autre chose. Mais dans le roman, il y a des aspects vestimentaires, comme le chapeau qui y est décrit : et ça, on ne peut pas les retirer. Toutefois, j’ai décidé de travailler sur des personnages qui paraissent plus jeunes, peut-être plus juvéniles avec leur candeur propre. Marguerite Duras, même si elle est une Française blanche, n’était finalement pas très grande, et j’ai essayé de garder cet aspect pour rester réaliste.
Personnellement, j’ai vu le film peu de temps après avoir lu le livre et je l’ai beaucoup aimé. Mais il restait certains éléments qui ne m’avaient pas convaincu. Comme il a été réalisé par un homme il a, selon moi, un point de vue trop masculin. J’ai senti un certain machisme dans cette adaptation. J’ai eu l’impression qu’il était possible de proposer cette histoire autrement.
BDzoom.com : Comment se passent vos journées, maintenant que vous avez fini « L’Amant »  ?
Kan Takahama  : Actuellement, ma vie au Japon est tous les jours identiques : je viens de déménager dans la montagne et, donc, quand je me lève, la première chose que je fais, c’est de vérifier que les chèvres vont bien, puis je sors les chiens que je les fais manger. L’après-midi, je commence à travailler sur mes nouveaux projets. Ensuite, en fonction du temps, je fais un peu de ménage, et s’il se met à pleuvoir, je rentre les chèvres à l’abri. Puis je mange et j’essaie, surtout, de ne pas me coucher trop tard. Et ça, c’est tous les jours. Mais quand je faisais « L’Amant », j’étais encore en ville, à Kumamoto, et tout le temps où j’étais réveillée, je travaillais. Quand je commençais à fatiguer, je sortais pour voir la nature et, une fois par mois, je me rendais à une activité pour apprendre la reproduction de vêtements de poupée. C’est à peu près tout : mon dessin me prenait la majeure partie de mon temps à cette époque. J’essaie de vivre un peu plus sainement aujourd’hui.
BDzoom.com : Travailler pour le marché français est-il différent du travail pour le marché japonais  ?
Kan Takahama  : Le projet de « L’Amant » est un peu particulier, puisque je travaillais à la fois pour un éditeur japonais et un éditeur français. Mais je pense que si je devais travailler pour un éditeur exclusivement français, cela me prendrait beaucoup plus de temps, car je rêverais de vraiment pouvoir travailler chaque détail. La plupart des auteurs en France prennent une année pour faire un album, alors qu’au Japon on travaille bien plus vite. Par exemple, en faisant « L’Amant », je travaillais sur une publication mensuelle avec des délais de remise très serrés, à respecter, et à mon niveau je ne peux pas embaucher d’assistant. Je dois tout réaliser, et donc la gestion de mon temps est quelque chose sur laquelle il va falloir que je me penche.
Ma manière de travailler est clairement originale par rapport à la plupart des auteurs de mangas : je rencontre directement les maisons d’édition pour discuter des projets et je viens au moins une fois par an en France. J’ai toujours eu de bons contacts qui ont fait que je pouvais planifier mes projets dans l’avenir. En général, pour les deux ans qui viennent.
BDzoom.com : Pourquoi la France  ?
Kan Takahama  : J’aime bien venir en France, j’aime bien travailler en France, mais je ne sais pas si j’aime la France. J’aimerais bien un jour pouvoir venir un peu plus longtemps et passer quelques jours à la campagne, justement, voir de nouvelles choses… Malheureusement, la plupart du temps, quand je viens, j’ai un programme extrêmement chargé, avec notamment des interviews. Mais, en même temps, je trouve ça extrêmement intéressant et c’est bien que ça se passe comme ça : je ne me plains pas.
BDzoom.com : Avec votre travail, vous pourriez pourtant travailler où vous voulez, non  ?
Kan Takahama  : L’avantage de mon travail, c’est qu’il est en effet possible de travailler à peu près où je veux. Il suffit que j’emporte mon matériel, mais je n’ai pas forcément les documents nécessaires sous la main. Quand je travaille loin de chez moi, je ne peux pas tout faire : il y a quand même un moment où je dois me retrouver dans mon atelier.
BDzoom.com : Vous vous documentez beaucoup pour dessiner  ?
Kan Takahama  : Oui, notamment pour « L’Amant ». Je suis allé au Vietnam pour prendre des photos, voir les lieux évoqués par Duras. Et, ensuite, on a rassemblé beaucoup de livres non publiés au Japon, notamment des livres avec de nombreuses photos, des biographies illustrées de Duras, etc.
Avant d’aller au Vietnam, j’avais l’impression que c’était plutôt un pays chaud, un pays plutôt gai, avec beaucoup de couleurs, mais en allant voir les lieux où avait vécu Duras et celui où se trouvait sans doute la garçonnière, j’ai immédiatement ressenti une grande mélancolie. Comment décrire ce sentiment  ? Un lieu où elle aurait vécu des choses extrêmement difficiles, sans pouvoir s’en libérer, et qui serait resté imprimé a cet endroit. Et c’était exactement ce que décrivait Duras.
BDzoom.com : C’est à ce moment que vous avez opté pour des couleurs plutôt pastel  ?
Kan Takahama  : En effet, la lumière m’a beaucoup impressionné dans ce pays. Les différences entre le matin, avec une lumière diffuse, un soleil très fort dans la journée, et des couleurs très variées au coucher du soleil. Et, du coup, ce que Duras décrivait par des mots, j’ai essayé de le rendre par des images en dessinant toutes ces variations. J’ai laissé parler les paysages tels que je les avais observés.
BDzoom.com : Y a-t-il d’autres livres que vous aimeriez adapter dans le futur  ?
Kan Takahama  : Mes prochains projets ne sont pas tirés de romans. Néanmoins, un ami m’a proposé de réfléchir à une adaptation d’un livre de Michel Houellebecq.
Et quand je le dis ça, généralement, les gens ont une réaction très intéressée : ce choix intrigue beaucoup venant de la part d’une auteure japonaise.
Interview réalisée le 23 janvier 2020 à Angoulême en compagnie de Corinne Quentin, traductrice officielle et agent de Kan Takahama pour la France.
Gwenaël JACQUET
« L’Amant » par Kan Takahama, d’après Marguerite Duras
Éditions Rue de Sèvre (18€) – ISBN : 978-2369819080