Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
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En novembre 2000, le premier volume de « Blacksad » faisait un tabac en réempruntant avec maestria tous les ingrédients du film noir américain : il introduisait son héros détective, John Blacksad, chargé d’éclaircir le sombre meurtre de l’actrice Natalia Wilford, par ailleurs son ancienne fiancée. Somptueusement dessiné par l’Espagnol Juanjo Guarnido, ce polar anthropomorphe croisant Walt Disney avec Raymond Chandler progresse au fil de séquences imprégnées d’atmosphères contrastées : aquarelles couleurs ou teintes sépia, toutes venant connoter les espoirs et amertumes des protagonistes. Comme le suggère le titre de ce premier volume, il est toujours bon de s’intéresser aux mystères des origines. Retournons par conséquent à la planche 3 de l’album introductif, pour faire toute la lumière sur cette sinistre affaire…
« Blacksad » n’est assurément pas une série comme les autres. Totalisant à ce jour, près de vingt ans après son démarrage, seulement cinq titres (voir article consacré au tome 1 ; « T2 : Arctic-Nation » en mars 2003, « T3 : Âme rouge » en novembre 2005, « T4 : L’Enfer, le silence » en septembre 2010 et « T5 : Amarillo » en novembre 2013 ») et trois hors-séries (« Les Dessous de l’enquête » en 2001 et les deux tomes de « L’ Histoire des aquarelles » en 2005 et 2010), la saga est néanmoins toujours en tête de l’actuel classement des « Indispensables » établis par la communauté des lecteurs sur le site de nos confrères BDGest, devant – excusez du peu – « Astérix », « XIII » , « Gaston Lagaffe », « Tintin » ou « Blueberry » (voir la page https://www.bedetheque.com/indispensables.html) ! Inutile de préciser que ce statut de série culte n’est pas le simple résultat de votes hasardeux : c’est à l’évidence l’adéquation entre son traitement scénaristique adulte méticuleux et sa patte graphique qui aura servi au mieux une ambiance policière digne du 7e art. Découpage, cadrages, expressions, personnages et mouvements foisonnent à chaque planche, l’incarnation anthropomorphique rajoutant encore au jeu référentiel de ce monde glauque, décalque d’une ville nord-américaine (une New York apocryphe) des années 1950. Naturellement, derrière chaque enquête, les lecteurs redécouvriront un pan du passé de John Blacksad et de son principal acolyte, apparu dans le deuxième volume (Weekly, une fouine journaliste travaillant pour le What’s News). D’une planche à l’autre, ils devront surtout être attentifs aux nombreuses références historiques et culturelles venues se conjuguer aux complexes intrigues de ces films noirs sur papier : déviances du modèle du self-made-man, montée des extrêmes (Ku Klux Klan) et chasse aux sorcières digne du maccarthysme, rapports entre jazz et drogues dures à la Nouvelle-Orléans, Beat Generation, cirque et ambiance de road movie.
La genèse de la série est connue. En octobre 1990, Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido (de nouveau auréolé ces derniers mois pour l’énorme succès des « Indes fourbes »), deux passionnés de dessin et d’animation, commencent à évoquer le projet d’un polar en noir et blanc mettant en scène un chat noir détective. Jonglant avec les codes issus des récits policiers et animaliers, les auteurs n’hésiteront pas à apporter du sarcasme et de ambiguïté ; ce en remettant notamment en perspectives les propos tenus ou les jeux de regards, par le fait même de la corporalité des différents interprètes : canidés, tigres, souris, corbeaux, ours, chat, perroquet ou rhinocéros n’ont à l’évidence pas le même poids en matière de rapports de force ou de séduction ! Comme l’explique toutefois le scénariste, dès la première planche de « Quelque part entre les ombres », la volonté première fut de reprendre des codes visuels ou narratifs assimilés par le grand public : ainsi de ces nombreuses cases horizontales, évocatrices du cinémascope panoramique mais connotant également la lenteur et la tranquillité, autant de petits moments de repos avant l’orage… Imaginé primitivement en noir et blanc sur un mode proche de « Alack Sinner » (par Carlos Sampayo et José Muñoz), « Blacksad » évoluera rapidement pour être présenté en couleurs conjointement à Casterman, Delcourt et Dargaud en 1997. Dans ce premier volume, les inspirations sont nombreuses : Disney, Uderzo, Moebius, Gimenez, Hermann, David Mazzucchelli (« Daredevil » et « Batman : Year One »), Bill Sienkiewicz et Frank Miller (« Elektra ») sont les plus évidentes, sans compter les romans et/ou films « La Moisson rouge » (Dashiell Hammet, 1929), « Le Faucon maltais » (John Huston, 1941), « Le Grand Sommeil » (Howard Hawks, 1946), « Plus dure sera la chute » (Mark Robson, 1956), « La Soif du mal » (Orson Welles, 1958), « Sueurs froides » (Alfred Hitchcok, 1958), « Seven » (David Fincher, 1995) et « L.A. Confidential » (Curtis Hanson, 1997).
Tome 1, première planche et premier récitatif : « Il y a des matins où l’on a du mal à digérer son petit-déjeuner… Surtout si on se retrouve devant le cadavre d’un ancien amour ». Le ton est donné : sale et amer, nous sommes bien dans un polar, un de ceux qui dévorent ces protagonistes, perdus entre vices, violences et mensonges. N’oublions pas que le privé du film noir, archétype parmi les archétypes, n’est le plus souvent qu’une détective de second ordre, parfois un ancien flic cynique et blasé, embauché pour une enquête dont les véritables implications lui sont cachées par son commanditaire. Femme fatale, couple en cavale, indics douteux, politiques corrompus et tueurs véritables viendront compléter ce tableau volontiers pessimiste et tragique. En quelques cases, les ingrédients habituels sont posés : un meurtre, une grande ville américaine rongée de l’intérieur, une belle poupée salement amochée et une hiérarchie qui préfère que Blacksad s’occupe de ses affaires. Forts de tous ces éléments, nous en arrivons à la troisième planche, objet de la présente analyse : la case 1 dévoile en vue subjective horizontale le bureau du héros, passablement encombré de dossiers, paperasses diverses, restes de café et vieux mégots. Ce désordre est traduit par le long récitatif qui continue de donner l’atmosphère – plombée – de ce début d’intrigue : « j’ai l’impression de marcher dans les ruines d’une ancienne civilisation […] vestiges de l’être civilisé que je fus jadis ». La case suivante, en plongée, précise les pensées de Blacksad : on le devine nerveux et désabusé, tentant de se calmer en fumant une cigarette devant une fenêtre au store baissé. Sur son bureau, les gros titres du journal précisent coup sur coup l’actualité assassine et la matière qui occupe à l’évidence les noires pensées de l’enquêteur : « Famous actress Natalia Wilford murdered at home ». Si l’angle de vue connote la fatalité s’abattant sur les épaules de Blacksad, elle suggère aussi que le poids du passé sur le présent est l’un des moteurs de la série. Causes, actions et conséquences, liens évoqués dès les deux planches précédentes puisque John et Natalia furent d’anciens amants. On le comprendra encore au bas de la planche 3 avec ce strip (cases 3 à 5) mettant successivement en scène trois gros plans : d’abord la photo sépia de l’actrice tuée (cliché figurant sur la une du quotidien The Inquirer), ensuite le visage tendu de Blacksad et, pour finir, celui, passablement effrayé, de Natalia. Constatons la subtile inversion temporelle : le cliché sépia, s’il renvoie au passé perdu, est aussi réintroduit au présent via l’évocation journalistique du meurtre. À l’inverse, la case en couleurs, adressée au regard subjectif (de John comme du lecteur) et à priori évocatrice du présent, sera bel et bien un souvenir du passé, cette temporalité douce-amère étant exposée dans les planches suivantes. Au centre, John Blacksad et ses pensées tracent – au présent de la narration mais aussi selon un passé récent (qui pourrait par exemple être exposé par un narrateur omniscient) – le lien entre ces deux époques : voici resurgir les « ombres du passé » sur le visage d’une « étoile » (autrement dit une star hollywoodienne) que l’on croyait pourtant promise à une destinée radieuse. Ces dramatiques reflets et ombres portées, suggérées par le nom même du héros et par celui de la série (« Blacksad » : « sombre tristesse ») ne sont pas sans évoquer un autre titre de film noir célèbre, « La Griffe du passé » (Jacques Tourneur, 1947) avec Robert Mitchum, Jane Greer et Kirk Douglas. Néo-modernisme oblige, « Blacksad » n’oublie pas de regarder dans le retro… Installée dans la grande tradition des intrigues du film noir, la narration prendra place autour cette autre griffure qu’a été l’éphémère relation tissée entre John et Natalia ; cette dernière devient une double incarnation de la femme fatale, dangereuse au bout du compte tant pour les autres que pour elle-même. Tous ses ingrédients, glissés en filigranes de cette troisième planche, en font l’une des pages les plus incontournables de toute la série.
Entré en 1993 aux studios Disney de Montreuil-sous-Bois, Guarnido y demeurera jusqu’à sa fermeture en 2003. En attendant les scénarios de Blacksad, l’auteur retournera dans l’univers jeunesse pour dessiner les trois tomes de « Sorcelleries » entre 2008 et 2012. Succès et nombreux prix obligent (dont l’Alph-Art coup de cœur pour « Blacksad T1 » en 2000 et le Prix de la série en 2006 à Angoulême), c’est toutefois la série-culte initiale qui fait toujours trépigner les lecteurs impatients, éternellement dans l’attente de nouveautés autour de cette série écoulée à plus d’un million et demi d’exemplaires. Ces dernières semaines, c’est du côté du jeu vidéo que Blacksad était réapparu (voir le test – effectué en novembre dernier – et les vidéos de « Blacksad : Under the Skin » sur Jeuxvideo.com) : un jeu d’aventures point & click reproduisant une ambiance fidèle mais desservi par un gameplay malheureusement entaché de défauts techniques. Dans la même veine ludique, et espérons avec plus de succès, une campagne de financement pour la version jeu de rôle a également été initiée sur la plate-forme Kickstarter (voir le lien vers le site dédié et l’extrait proposé), ce avant son développement à l’automne 2020. Et sur grand écran ? L’arlésienne demeure depuis le rachat des droits par Thomas Langmann en 2004, et plus encore depuis l’abandon du réalisateur Alexandre Aja à la fin 2010. Parions néanmoins que la grande vogue des adaptations bd actuelles pourrait relancer cet ambitieux projet… Enfin, nous pourrons – un peu – rassurer nos amis bédéphiles, puisque Juan Díaz Canales a annoncé depuis juin 2019 être en train d’œuvrer sur… les tomes 6 et 7 : une aventure polar plus classique composée en deux tomes, le découpage du tome 6 étant déjà passé entre les mains de Guarnido, tandis que le scénario du tome 7 est en voie de finalisation. Réjouissons-nous : il n’est pas si sombre que cela, finalement, l’univers de « Blacksad » !
Philippe TOMBLAINE
« Blacksad T1 : Quelque part entre les ombres » par Juanjo Guarnido et Juan Díaz Canales
Éditions Dargaud (14,50 €) – ISBN : 978-2205049657