Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Rester silencieux face à la domination masculine : un sujet d’actualité également traité en manga…
Fidèle à ses valeurs, les éditions Akata publient l’excellent « En proie au silence » de Akane Torikai : une jeune mangaka encore méconnue en France et qui n’a clairement pas sa langue dans sa poche. Avec son talent de conteuse, elle analyse avec justesse la situation des femmes face à la domination patriarcale. Situation en cours d’évolution, mais qui risque à tout moment de s’aggraver si l’on se tait.
Misuzu est une jeune femme désabusée. Elle a eu de nombreuses expériences malheureuses avec les hommes et elle analyse sa situation au vu de son statut de femme qu’elle classe dans le camp des personnes ayant forcément plus de difficultés dans la vie. Pour elle, la société ne traite clairement pas de manière égalitaire les deux sexes. Mais même si elle en est consciente, elle ne voit pas comment changer cette situation injuste et vit avec au quotidien. Sa faiblesse va lui être renvoyée à la figure quand sa meilleure amie va lui annoncer son mariage prochain avec un homme qui la met mal à l’aise : on découvrira pourquoi un peu plus tard dans ce premier volume.
Dans sa vie professionnelle d’enseignante, Misuzu n’est pas totalement sereine. Néanmoins, elle est ici en charge et n’a pas une attitude la mettant constamment en position de faiblesse. Elle y est également observatrice de la jeunesse et de son comportement parfois étrange. Dans ce premier volume, un élève va faire parler de lui. Accusé dans un premier temps d’être gay, il va ensuite être mis en avant, car il aurait une relation cachée avec une femme mariée. Retournement de situation pour un jeune homme qui souhaiterait avant tout rester discret, bien loin des stéréotypes habituellement décrits par Misuzu.
Ce sont toutes ces histoires de la vie quotidienne et du rapport des uns aux autres qui font le sel de ce récit intimiste et poignant. Akane Torikai sait comment toucher son lectorat sans le violenter, mais en l’obligeant à réfléchir sur ses propres actes et à entrevoir comment décisions et paroles peuvent affecter durement la vie d’une autre personne. Au travers de cette œuvre, l’autrice expose ses doutes. Selon ses propres aveux, elle n’aurait pas eu une scolarité aisée. C’est la lecture des mangas qui l’a aidé à surmonter cette période douloureuse, notamment le travail de Kyoko Okazaki : une dessinatrice assez bien traduite en français, dont les histoires sans concession s’adressent aux jeunes adultes japonaises. Son trait, immédiatement reconnaissable, est longiligne et spontané. Plus proche du croquis poussé que de la représentation photographique, ce contraste met de la distance à ses propos crus et réalistes.
Akane Torikai n’a pas choisi un dessin aussi lâché. Elle n’a pas non plus opté pour un traitement trop féminin de ses planches. Ses personnages sont réalistes, son environnement l’est également. Ses pages sont claires et son cadrage varié offre une vision directe et sans artifice des événements. Elle n’hésite pas à réaliser des pages cerclées de noir pour ses flash-back nécessaires à la bonne interprétation des événements. C’est ce côté « vivant » qui renforce le malaise ambiant, sans tomber dans un voyeurisme malsain qui aurait facilement pu être mis en image vu le sujet de ce manga. C’est avant tout en pensant aux femmes de sa génération qu’elle réalise ses histoires. En tant que féministe, elle essaie de se détacher du rapport patriarcal que l’art entretient depuis de trop nombreux siècles.
À noter que pour cette édition française, elle a même réalisé un dessin inédit pour la couverture : un fait assez rare pour être souligné, les éditeurs japonais étant généralement tatillons sur la fidélité des versions françaises avec leurs homologues japonaises. Avec cette subtilité loin d’être anecdotique, Il est clair que Akane Torikai est une dessinatrice importante : sa maison d’édition étant apparemment à l’écoute de ses désirs. Contrairement à son héroïne, elle sait se faire entendre dans ce monde d’homme. Mais son travail a peut-être réussi à faire évoluer les mentalités, depuis sa première publication.
Il a fallu six longues années pour que « En proie au silence » soit finalement publié en France. Espérons que cette série en huit tomes lancera un mouvement permettant de traduire les nombreux autres titres d’Akane Torikai. Je pense notamment à ses ouvrages les plus récents comme la mise en image de son journal intime intitulée « Je veux vivre un amour comme dans un manga » ou sa série « Petite Amie de l’enfer » (« Jigoku Girlfriend ») qui est bien connue, puisqu’elle vient d’être adaptée en série TV. Bien sûr, ce titre devrait être lu par les femmes afin de les faire réfléchir à leur condition et leur niveau de soumission dans cette société régie par des hommes abusant encore de leur force physique, mais aussi psychologique. Du coup, la gent masculine peut également se lancer dans la lecture de ce titre, afin de mieux cerner les problèmes que leurs consœurs peuvent endurer jour après jour. Une lecture indispensable pour appréhender notre monde et peut-être le voir évoluer de façon positive.
Gwenaël JACQUET
« En proie au silence » T1 par Akane Torikai
Éditions Akata (8,05 €) – ISBN : 0782369747680
© Akane Torikai/Kodansha Ltd.